PAR : Nordine Salmi
Membre du comité de rédaction, pasteur à la retraite

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Rubrique :
À Bible ouverte
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Au cœur des émotions du Fils de Dieu

Le soleil se couche sur Jérusalem ! La pénombre envahit le jardin dans lequel Jésus a entraîné ses disciples. La nuit va bientôt tomber. Paradoxalement, l’obscurité qui s’abat sur ce lieu rend de plus en plus nets les contours de la croix. Dans quelques heures, il subira les souffrances les plus cruelles, l’humiliation la plus dégradante et la séparation la plus dramatique qui soit.

Comme Jésus à Gethsémané, les émotions nous submergent parfois

Jusqu’ici la croix pouvait sembler encore lointaine. Mais maintenant quelques heures à peine séparent Jésus de la tragédie qu’il doit affronter, celle pour laquelle il est venu. L’angoisse, la crainte submergent le cœur de notre Seigneur. Dans ces heures sombres se dévoile toute l’humanité de notre Seigneur, le Fils de Dieu (Mt 26.36-46).

En dialogue avec ses amis

Ces moments si douloureux, Jésus veut les vivre avec les siens. Et plus particulièrement Pierre, Jacques et Jean qui l’ont accompagné dans les moments- clés de son ministère : guérison de la belle-mère de Pierre, résurrection de la fille de Jaïrus, transfiguration (cf. Mc 1.29-34; 5.22-24, 35-42; 9.2-9).

Le désir d’être accompagné au cœur de ce moment si difficile révèle une forme de dépendance de la part de notre Seigneur à l’égard de ceux qui l’entourent. Ce mot pour décrire la situation du Fils de Dieu peut surprendre. Comment celui en qui tout a été créé (cf. Col 1.16-17) peut-il être dépendant ? Et pourtant c’est ce que nous constatons dès sa naissance, où il dépend de ses parents pour ses besoins élémentaires. Mais il est rare de voir Jésus éprouver le besoin d’ouvrir son cœur, son « âme ». Il soupire ici auprès des personnes qui l’accompagnent pour recueillir ses émotions, ses peurs, ses angoisses.

Dans son incarnation, Jésus accepte de créer des liens avec les hommes, d’entrer dans une relation vraie, authentique avec eux. Des amitiés se nouent, des cercles plus ou moins proches se créent, et cela même parmi les disciples. Jean, le contemplatif, véritable éponge de l’amour du Seigneur. Pierre l’intrépide ! Thomas le rationnel ! Autant de tempéraments qui ne sont pas sans influencer les rapports que Jésus entretient avec eux. Il ne vit pas de relation désincarnée, sans émotion variable en fonction des personnalités qu’il a en face de lui. Bien sûr qu’il aime tous ses disciples d’un amour absolu : celui qu’il manifestera pour chacun à la croix ! Mais l’amour de Christ est vivant, dynamique, coloré par ceux avec qui il interagit !

Que veut-on dire, lorsque nous disons « notre Dieu est un Dieu personnel », sinon qu’il entretient une relation unique avec chacun d’entre nous ? Personne ne remplace personne ! Nous ne sommes pas des clones aux yeux de Dieu, des numéros interchangeables. Notre personnalité est précieuse pour lui. C’est surprenant, étonnant et mystérieux, mais c’est ainsi ! Ce qui veut dire que lorsque nous nous tenons à distance de sa présence, lorsque nous manquons à l’appel, il y a un vide que personne ne peut combler. Et cela ne laisse pas le Seigneur indifférent.

Pourquoi choisit-il Pierre, Jacques et Jean ? Le texte ne nous dit rien. Ce que l’on sait, c’est que cette nuit si particulière Jésus a besoin de la présence de ces trois personnalités. Ce n’est pas qu’il dénigre les autres ou les aime moins. Mais ce sont eux qu’il choisit pour ce temps particulier. Notre Seigneur, dans son incarnation, s’est rendu volontairement dépendant des relations qu’il a tissées. Les émotions terribles qui le submergent réclament la présence de ces trois disciples. Cette nuit, la dernière qu’il passera avec ses amis, Jésus dévoile un autre aspect de sa personne. Ce n’est pas le Jésus dans sa toute-puissance qui domine la mort, la maladie. Ce n’est pas sa gloire qu’il révèle, appuyé par le témoignage du Père, mais le Fils de Dieu dans son humanité : « J’ai besoin de vous ! »

Pouvoir dire à ses amis ce que l'on ressent au plus profond de soi

Jésus a besoin de dire à ses trois amis ce qu’il ressent au plus profond de lui-même : « Je suis accablé de tristesse à en mourir. » (Mt 26.38). Ces mots difficiles à traduire expriment le comble de l’horreur et de l’effroi. Jésus ne parle jamais à la légère, comme parfois nous le faisons, en employant des mots extrêmes pour parler de nos petites contrariétés. Lorsqu’il parle de sa tristesse, qui porte en elle-même le goût de la mort, c’est une tristesse qui le plonge dans un abîme inimaginable et que probablement nous ne connaîtrons jamais. Jésus anticipe avec des émotions terribles ce qu’il va subir.

Cette confession est saisissante et émouvante. Elle nous dit sa fragilité. Comment parler de celle-ci sans altérer sa divinité, sa toute-puissance ? C’est là, me semble-t-il, toute la grandeur de l’acceptation de son incarnation. En s’incarnant, il a pris sur lui pleinement toute notre humanité, à l’exception du péché ! C’est Jésus absolument humain qui se révèle comme jamais il ne l’a fait auparavant.

Lorsque Jésus se fait homme, il ne joue pas un rôle. Il ne prend pas simplement une apparence humaine. Il revêt pleinement, réellement, notre condition humaine avec aussi tout ce que cela comporte comme conséquences affectives et émotionnelles. Oui, le Fils de Dieu accepte d’entrer dans les souffrances que les émotions humaines provoquent. À la mort de son ami, Lazare, Jésus a pleuré (Jn 11.35). Mais cette tristesse est liée à un évènement qui concerne une tierce personne, son ami. Et puis, il est celui vers lequel on se tourne pour chercher un secours.

Ce qui fait la particularité de notre récit, sa singularité, c’est que Jésus parle d’émotions profondes qui le traversent et réclame pour lui l’assistance de ses amis. Fragilité ou limite de la condition humaine dans laquelle Jésus a accepté de rentrer, la réalité est bien là : Jésus a besoin de ses trois amis. Quel mystère lorsque nous pensons à l’identité de celui qui demande l’écoute, le soutien de ses trois disciples. Quel chemin, quelle abnégation de la part du Fils pour que le Ciel rejoigne la terre ! Il aurait pu en appeler aux anges pour le renouveler, le réconforter ! Non, il en appelle aux hommes !

Ce texte révèle l’humilité du Christ. Il ne va pas à la croix en chantant simplement des cantiques ! Il ne cache pas ses émotions. Il les exprime, les confesse à ses amis, eux, qui ont eu si souvent besoin de son encouragement, de son soutien. C’est avec eux qu’il partage ses souffrances morales. Il n’a pas eu honte de nous appeler ses frères (cf. Hé 2.11) ! Il n’a pas eu honte d’éprouver nos émotions humaines, nos sentiments humains.

Il dévoile ici sa fragilité qu’il a volontairement accepté d’endosser ! Oui, Jésus s’est précarisé pour nous, en acceptant les conséquences de cette précarisation ! Nous n’échappons pas à cette précarisation, particulièrement dans cette période de crise ! Osons-nous confier nos émotions, nos sentiments, à nos amis et frères dans la foi ? Nous ne ressentirons jamais, dans sa profondeur, ce que Jésus a ressenti. Mais nous avons parfois tant de peine à dire notre abattement ! Nous ressentons ces émotions comme une faiblesse honteuse ! Serions-nous plus spirituels que Jésus ? Plus forts que lui en vivant les choses dans la solitude la plus absolue, de peur de passer pour un « fragile », pour surtout ne rien devoir à personne ? Jésus s’est rendu dépendant des relations qu’il a tissées.

Je retiens aussi ici la confiance accordée à ses disciples. Le temps de leur formation s’achève. Ils seront bientôt ceux qui devront réconforter, soutenir, recueillir des confidences lourdes, de personnes désemparées, tristes à en mourir. Il ne les traite pas comme des enfants, mais comme de véritables vis-à-vis ! Il leur fait confiance dans leur capacité à accueillir cette lourde confession.

La confiance ne se gagne pas ! Elle se donne ! Jésus connaît la fragilité de ses disciples. Il connaît particulièrement l’inconséquence de Pierre (cf. Mt 26.30-35, 69-75). Et pourtant il leur livre ce qu’il y a de plus profond en lui, ce qui habite son âme et leur fait confiance pour ne pas s’écrouler, abandonner.

Jésus nous a dit tout ce que nous avions besoin de savoir ! Il nous a livré sa Parole et des choses parfois difficiles à comprendre ou à porter ! Il nous a fait confiance ! Certes l’Esprit saint a veillé sur ces « confidences » faites à ses amis. Mais n’empêche, tout aurait pu disparaître, la vérité bafouée, engloutie par l’incrédulité des hommes. Il a pris ce risque, volontairement ! Il s’est rendu dépendant des hommes pour que sa Parole soit répandue fidèlement.

En dialogue avec le Père

Aussi indispensable que soit l’accompagnement des amis les plus précieux, il a ses limites. Ce partage était nécessaire pour Jésus, mais pas suffisant. Il a encore besoin d’un cheminement solitaire pour rejoindre son Père dans un dialogue serré.

Tous les échanges humains, aussi pertinents soient-ils, ne remplaceront jamais le tête-à-tête avec notre Père. C’est le chemin difficile, que nous empruntons peu. Parce qu’au cœur de notre tristesse, ce chemin nous semble nous enfermer dans une solitude encore plus profonde ! La pièce la plus retirée dont nous parle Jésus (Mt 6.6) nous apparaît parfois comme le lieu de toutes les solitudes. Et pourtant… ce lieu si éloigné, si isolé, est souvent le lieu de bien des victoires.

Ne vous est-il jamais arrivé de vous enfermer dans votre
chambre pour prier votre Père

Si Jésus devant ses disciples était abattu, devant son Père, il s’effondre. Le texte de Marc nous dit qu’« il se laissa tomber à terre ! » (Mc 14.35). L’abattement de Jésus est à son comble. Ne vous est-il jamais arrivé de vous enfermer dans votre chambre pour prier votre Père, et avant de formuler quoi que ce soit, de vous laisser tomber sur votre lit, tant vous étiez abattu ? C’est exactement ce que fait Jésus ! L’attitude du corps rejoint l’attitude intérieure ! Le poids de l’épreuve est trop lourd.

C’est le dialogue avec son Père qui nous permet de comprendre, de manière encore plus précise, les raisons de la tristesse et de l’effroi de Jésus. « Éloigne de moi cette coupe. » (Mt 26.39). Ce qui l’accable, et qui rend son âme triste comme la mort, c’est cette coupe ! Dans l’Écriture, la coupe est souvent le symbole de la colère de Dieu (cf. par exemple Jr 25.15-29 ; Ap 16).

Dans cette nuit qui précède la croix, ce qui accable à ce point Jésus, avant toute autre considération, c’est qu’il va subir la colère de son Père ! Le visage de son Père, ce Père qu’il aime, avec qui l’unité et l’harmonie sont parfaites, va s’assombrir pour lui. Il est difficile pour nous de toucher du doigt la souffrance de Jésus à cette perspective ! L’amour entre le Père et le Fils est parfait ! L’unité entre les deux personnes de la trinité est d’une intensité inimaginable. Il n’y a pas le plus petit espace entre le Père et le Fils. Ils sont UN ! « Celui-ci est mon Fils bien aimé, » dit le Père (Mt 3.17). « Celui qui m’a vu, a vu le Père, » dit le Fils (Jn 14.9) ! Comment dire plus clairement cette union entre les deux personnes divines ? C’est cette harmonie, cette unité, cette communion entre le Père et le Fils, qui va être rompue. C’est cela qui accable Jésus.

Les raisons, nous les connaissons ! L’horreur de notre péché va rejaillir sur le Fils ! À la croix, Jésus a été fait péché pour nous (2Co 5.21) ! Lui, le Saint, le pur, va porter sur lui nos fautes ! Et la colère de Dieu qui devait s’abattre sur nous va s’abattre sur le Fils. Cette perspective d’une rupture avec son Père plonge Jésus dans un abîme de tristesse et d’effroi.

Là encore il ne cache pas sa peur ! Il ne s’enferme pas dans un dialogue solitaire, mais il vient vers Dieu et l’appelle en des termes affectueux qui révèlent confiance et proximité : « Abba Père » ! Au cœur de son combat, Jésus ne s’éloigne pas de son Père ! Il ne le garde pas à distance en employant le mot Seigneur ou Éternel. Le dialogue reste un dialogue de confiance, fait de relation intime !

C’est cette confiance qui lui donne la liberté inouïe, mystérieuse même, de demander à son Père, quelque chose d’incroyable : n’y aurait-il pas un autre chemin qui m’éviterait que ton visage ne se détourne de moi ? La liberté de Jésus le conduit à explorer les moindres recoins de la prière, pour tenter de trouver une autre issue que celle de la croix. Par trois fois il revient à cette exploration. Mais toujours il conclut : « Que ta volonté soit faite. » (Mt 26.42).

La soumission à la volonté de Dieu passe parfois par ce long chemin d’exploration des moindres recoins de la prière. Et même si le Père sait qu’il n’y a pas d’autre chemin que celui proposé initialement, il ne nous en voudra jamais de chercher avec lui d’autres issues que celle qui nous paraît inexorable et nous terrorise. Mais il s’agit pour nous de le vivre dans un dialogue de proximité en n’oubliant jamais qu’il est notre Père aimant dont la volonté est toujours juste et bonne pour nous.

En dialogue dans nos fragilités

Ce récit est à mes yeux le texte qui met le plus en lumière l’humanité de Jésus ! Il nous dit avec force que nous comptons pour lui ! Sa joie est de nous avoir à ses côtés, vibrants de sa vie. Il nous associe encore aujourd’hui à son œuvre ! Il nous veut partie prenante, dans l’action comme dans la prière ! Je peux compter sur lui. Peut-il compter sur nous ?

Jésus est revenu trois fois auprès de ses trois amis. À chaque fois il les a trouvés endormis. Quelle déception pour celui qui attendait de leur part un soutien dans la prière. Certes ils sont fatigués, éreintés par une semaine surchargée. Mais Jésus avait particulièrement besoin d’eux pendant une heure. Les disciples n’avaient, sans doute, aucune idée de ce qui était en train de se jouer. Ils étaient en décalage avec Jésus. Et nous, que faisons-nous des sujets de prière que l’on nous confie ? Sommes-nous en soutien dans la prière avec les frères et sœurs qui nous demandent de prier pour eux ?

L'amitié est belle, les frères et sœurs indispensables

L’amitié est belle, les frères et sœurs indispensables ! Jésus s’est confié à quelques-uns de ses disciples. Avons-nous des frères et des sœurs avec lesquels nous partageons ? Si notre réponse est négative, que nous dit cette absence de communion fraternelle sur nos relations dans l’Église ? Que nous dit cette absence de partage sur notre manière de percevoir nos fragilités ?

Quant à notre Père céleste, le regardons-nous toujours comme notre Père, même dans l’épreuve ? Comment cherchons-nous une autre voie que celle qui se présente à nous et qui nous fait peur ? En prenant des raccourcis quitte à éviter sa volonté ? Ou en explorant avec lui tous les possibles ?

Puisse ce double dialogue de Jésus nous inspirer et nous conduire, dans l’épreuve également, à la même prière que Jésus : « Non pas ma volonté mais la tienne. »

Article paru dans :

octobre 2020

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