PAR : Gordon Margery
Pasteur à la retraite, Église protestante baptiste de Faremoutiers

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J’ai toujours aimé les langues, et je raffole des ex pressions idiomatiques en français. Quand quelqu’un cherche le mouton à cinq pattes ou s’en moque comme de l’an quarante, c’est la cerise sur le gâteau !

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C’est pourquoi mon attention a tout de suite été attirée quand on m’a parlé du « Notre Père farci » J’ai cherché sur Internet, et j’ai trouvé que l’expres sion vient du Moyen-Âge. J’en avais touché un mo (encore une expression idiomatique !) dans le « Point de vue » du Lien fraternel d’avril 2016.

L’idée, c’est que l’on prend les phrases de la prière de Jésus et qu’on les amplifie, on les remplit. On marque une pause après un mot clé, une demande particulière, et on y met sa propre prière, sa propre méditation, avant d’aller plus loin. Pour moi, cela correspond tout à fait à l’intention du Seigneur Jésus.

Les disciples ont demandé à Jésus de leur apprendre à prier (Lc 11.1). Et le Notre Père est le modèle qu’il leur propose. Je dis bien : le modèle. Non pas une formule liturgique à répéter sans réfléchir, mais un modèle à suivre. Il existe en deux variantes dans nos Bibles, dans l’Évangile de Matthieu et dans l’Évangile de Luc. C’est donc une trame, pas un texte figé. Selon les circonstances, elle permet à Jésus et aux deux évangélistes de parler de la prière en insistant sur un point ou sur un autre.

C’est pourquoi je vous propose de me suivre aujourd’hui dans un Notre Père farci, au fil de la version communément admise, qui s’inspire de l’Évangile de Matthieu (Mt 6.9-13). Ce sera, je l’espère, plus qu’un commentaire sur le texte. Ce sera déjà une prière, pour aujourd’hui, et peut-être pour demain. Allons donc pour le Notre Père farci !

Dieu et son honneur

La première partie du texte est centrée sur Dieu lui-même et son honneur : « Notre Père qui es aux cieux. »

Les premiers mots ne sont pas banals. Dire « notre » Père, c’est reconnaître d’emblée qu’on n’est pas seul. C’est se placer au milieu de tout un peuple. Voici comment on peut rebondir sur ce mot :

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Seigneur, je ne suis pas seul. Je viens devant toi avec mes frères et sœurs présents avec moi. J’ai en tête ceux de l’Église voisine, de la ville voisine, du pays voisin. Je pense aux chrétiens persécutés de l’Afrique du Nord, de la Corée du Nord, et du Moyen-Orient. Je pense à mes frères et sœurs dans d’autres confessions. Seigneur, merci, parce que je ne suis pas seul.

Et dire « Notre Père », c’est mettre l’accent tout de suite non sur la force de Dieu ou sur sa sainteté – cela viendra – mais sur son amour. C’est venir au-devant de lui non pas parce qu’on a peur, mais parce qu’on a confiance. Si notre père terrestre était peut-être absent, distant, injuste, cruel même, le Père céleste est présent, juste et aimant.

Père, tu m’aimes. Père, tu fixes les règles. Père, tu prends soin de moi, tu prends soin de nous. Abba, Père. Ton Esprit me l’atteste. Père des lumières. Père de tout don parfait. Tu es aux cieux, nous sommes sur la terre. Tu es notre Père.

« Que ton nom soit sanctifié. »

Aussitôt après vient un vœu : « Que ton nom soit sanctifié », ou « Que tu sois reconnu pour Dieu ». Si nous demandons cela, c’est que nous cherchons d’abord à honorer Dieu. Nous souffrons de ce qu’il n’est pas honoré partout, par tous.

Père, que ton nom soit honoré. En moi, dans ma vie, dans mes paroles et dans mes actes. Dans mon Église, chez les chrétiens adultes et chez les enfants. Dans la vie de chrétiens à la dérive. Père, que ton nom soit honoré dans un pays où si peu de gens le connaissent vraiment, dans ce monde si détraqué. Que ton saint nom soit honoré !

« Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. »

Cette demande vient prolonger la précédente. Nous voulons qu’il règne en nous, qu’il règne dans l’Église, qu’il règne dans le monde. Cela peut être coûteux. Cela a été coûteux pour Jésus. Ne le prions donc pas si nous ne nous y engageons pas ! À Gethsémané, Jésus a prié ainsi, non comme dans une sorte de résignation impuissante, mais en s’engageant à faire la volonté du Père jusqu’au bout (Mt 26.36-45).

Que ton règne vienne en Syrie ! Que ton règne vienne au Congo ! Que ton règne vienne en France ! Qu’elles te connaissent ou pas, guide nos autorités dans le sens de la liberté, de la justice, de la paix. Qu’à mon échelle je sois un acteur de ton règne. Fais de moi un ouvrier de paix ! Montre-moi ce que je dois faire à mon niveau pour que ton règne vienne ! Fais que je m’y tienne !

Les premières lignes de la prière modèle devraient nous faire comprendre que prier pour le monde découle de l’idée que nous nous faisons de Dieu. Nous prions ainsi parce que nous voulons que les choses changent pour la gloire de Dieu et que nous croyons que Dieu est capable de répondre. Quand notre adoration se trouve en face du monde, elle se transforme en intercession, et l’intercession s’exprime par l’engagement.

Nos besoins

Toute la première partie concerne Dieu et sa gloire. La deuxième partie nous concerne plus personnellement.

« Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour », ou « Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin ».

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Ici, vous l’avez compris, le pain représente toute la nourriture, tout ce qui fait les conditions matérielles de l’existence. Puisque c’est une prière modèle, nous pensons aussi au travail, à une retraite décente, à la santé, au logement... Mais il y a une subtilité : c’est pour aujourd’hui. Il est légitime de prévoir l’avenir, c’est même nécessaire. Mais nous exprimons notre confiance en Dieu au jour le jour.

Malgré les crises diverses, nous vivons en Occident une période d’abondance qui n’a rien à voir avec ce que nos parents ou nos grands-parents ont vécu à la fin de la guerre. Là, souvent, ils ne savaient pas d’un jour à l’autre comment ils allaient nourrir leur famille. Mais aujourd’hui encore, beaucoup de gens, même chez nous, sont dans cette situation, malgré une certaine protection sociale. « Donne-nous » : à notre famille, à la famille qu’est l’Église, à notre peuple, à notre humanité... Et quand Dieu a donné ce qu’il faut, mais que la bêtise et la gourmandise humaines l’ont ôté, prions pour que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

« Le pain de ce jour » est « le pain nécessaire » dans les traductions modernes (TOB, BFC, BS), ou « le pain qu’il nous faut ». L’implication est que nous ne visons pas le luxe et la surabondance, mais que nous pouvons vivre dans une certaine simplicité.

Donne-nous aujourd’hui le pain qu’il nous faut : le travail, un salaire convenable, des horaires convenables. De quoi nourrir notre famille, de quoi donner à ceux qui sont dans le besoin. Interviens, Seigneur, pour ceux des nôtres qui sont malades. Pour nos chômeurs. Pour ceux des nôtres qui sont privés d’affection. Pour les chrétiens que la guerre a jetés sur les routes. Pour notre pauvre humanité qui ne sait pas gérer ses ressources et qui les gaspille. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.

Vient ensuite, parmi les demandes pour nous-mêmes, la partie la plus difficile du Notre Père. Pas la plus difficile à comprendre : la plus difficile à vivre.

« Pardonne-nous nos offenses », ou « Pardonne-nous nos torts envers toi ».

Littéralement, le texte parle de « dettes », ce qui souligne que le péché est d’abord une offense contre Dieu.

N’est-ce pas frappant que cette demande arrive non pas au début de la prière, comme une condition pour le reste, mais au milieu ? C’est parce que nous reconnaissons Dieu comme notre Père que nous prenons conscience de nos fautes envers lui. C’est parce que nous avons confiance en lui que nous lui demandons pardon. Une certaine logique dans l’évangélisation et dans le culte commencerait par l’annonce du péché et la demande de pardon, avant de parler de la communion avec Dieu. C’est une bonne façon de faire, mais ce n’est pas la seule : le Notre Père en est la preuve.

Qu’il est difficile de reconnaître ses fautes ! Il est facile de dire : « Je suis un pécheur, pardonne-moi mes fautes, toutes, et plus encore ! » Mais qu’il est difficile de mettre un nom sur ces fautes : la gourmandise, la paresse, la colère, l’égoïsme, l’irritabilité ! Qu’il est difficile de pointer un incident précis : au travail, en famille, en Église ! Qu’il est difficile d’assumer les conséquences de cette demande faite auprès de Dieu : la faire aussi auprès de ceux que nous avons lésés !

Pardonne-nous nos offenses. Père, je suis solidaire des choix injustes de mon entreprise, du fonctionnement injuste du commerce, des choix qui détruisent la planète, des injustices que je vois dans l’Église, dans la ville. Ces péchés, je les nomme... Pardonne-nous. Pardonne-moi telle parole de colère, tel manque de générosité, tel temps perdu, telle calomnie que j’ai répandue, tel silence coupable…

« Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. »

Cette demande de pardon est la seule partie du Notre Père qui reçoive un commentaire par la suite, dans les versets 14 et 15 de Matthieu 6. Elle est assortie d’une condition : « Comme nous pardonnons nous-mêmes les torts des autres envers nous. » J’ai vu des gens s’étrangler à ce stade du texte, parce qu’ils savaient qu’une grande rancœur les habitait. Il faut parfois un long chemin, un très long chemin, avant de pouvoir se libérer de certains fardeaux. Mais quand nous prions ainsi, et que nous nous rendons compte que le pardon ne vient pas, c’est déjà un progrès. On prie alors pour être en mesure de pardonner enfin. On cherche peut-être de l’aide auprès d’un conseiller compétent.

Les chrétiens commettent plusieurs erreurs au sujet du pardon. La première, c’est de nier la réalité d’une injustice, ou de la minimiser. Avant de pardonner, il faut d’abord sentir l’énormité de l’injustice subie, il faut la nommer. Si ce n’était rien, il n’y aurait rien à pardonner. Mais il y a bien eu quelque chose ! Ensuite, les chrétiens confondent la réconciliation et le fait de renoncer à la rancœur. Ce qui dépend de nous, c’est de renoncer à toute idée de vengeance, de nous en remettre à la justice de Dieu, de nous en remettre aussi parfois aux organismes de justice que, selon Romains 13, le Seigneur a institués. Mais la réconciliation, elle, ne dépend pas que de nous : il faut qu’il y ait un mouvement réciproque. Je fais un pas vers l’autre, et l’autre fait un pas vers moi. Si l’autre ne veut pas de la réconciliation, je peux pardonner en ce sens que je prie pour lui et que je renonce à la rancœur. Le reste, et la souffrance qui va avec, je ne peux que les remettre à Dieu.

Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés… Seigneur, j’ai du mal. C’est tellement énorme. Personne ne voit l’injustice dont je suis victime. Je suis seul à porter ce poids. Seigneur, je ne peux pas faire comme si rien ne s’était passé. J’ai envie d’en entretenir le souvenir jusqu’à ce que la justice soit rétablie. Mais non, Seigneur, j’y renonce. C’est à toi qu’appartient la vengeance, c’est toi qui donnes à chacun son dû. C’est toi qui te souviens, tant que le mal n’est pas expié. C’est toi qui rétablis le bon ordre. Seigneur, je pardonne... aide-moi à pardonner, comme tu m’as pardonné à moi.

« Ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du mal. ».

Vient une troisième demande sur le plan spirituel. Il y a trois difficultés de traduction ici. La nouvelle version liturgique catholique veut tenir compte du fait que « Dieu lui-même ne tente personne » (Jc 1.13), ce que la version traditionnelle, « ne nous soumets pas à la tentation », pouvait laisser comprendre.

Puis le mot « tentation » pourrait être traduit autrement, par « épreuve ». Le grec n’a qu’un seul mot pour les deux. Un même événement peut être une tentation qui nous pousserait au mal ou une épreuve qui testerait et affermirait notre foi. Sachant que nous sommes vulnérables, nous prions pour ne pas être soumis à des épreuves, pour que l’épreuve ne soit pas tentation, et pour que la tentation n’aboutisse pas à la chute, la défaite, le péché, le mal.

Enfin, à cet endroit, le grec ne permet pas de distinguer entre « le mal » et « la personne mauvaise », c’est à dire « le diable ». Le contexte nous incite à y voir une allusion non pas au mal physique, comme le cancer, mais au mal moral et spirituel, ce mal dont le diable, de près ou de loin, est l’instigateur.

Seigneur, il y a des situations qui sont trop difficiles pour moi. Ne permets pas que j’y sois confronté. Ne permets pas que je sois tenté au-delà de mes forces. Ne permets pas que je succombe à l’usure. Montre-moi comment m’en sortir. Montre-moi des chemins d’évitement. Délivre-moi de tout ce qui me ferait tomber car, seul, je me sens bien petit. Délivre-nous du mal. Nous, ici, dans notre famille, dans notre Église, dans notre pays. Délivre-nous du mal, dans les montagnes de Kabylie et dans les plaines de l’Irak.

Jésus a été tenté. Il a prié à Gethsémané pour avoir la force d’aller jusqu’au bout de sa mission. Il est, là encore, un exemple pour nous.

Retour à la louange

« Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire aux siècles des siècles. »

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À la fin de la prière de Jésus, on revient à une expression de confiance et d’adoration. Il est impossible de savoir si cette dernière phrase est directement de Jésus ou si c’est un rajout qui s’inspire d’une prière de l’Ancien Testament (1Ch 29.11-13). Dans les notes en bas de page de nos Bibles, on trouve quelque chose à ce sujet. Ce que l’on peut dire, c’est que sans cette phrase, nous avons l’impression que quelque chose n’est pas terminé. On finirait la prière avec le diable ? Non, on finit en redisant la grandeur de Dieu qui seul peut exaucer nos prières et que nous cherchons à honorer sur la terre. Si la phrase n’était pas de Jésus lui-même, nous aurions la preuve qu’il ne voulait pas laisser une forme liturgique bien sculptée, mais donner un exemple, un exemple ouvert sur nos prières à nous. Et c’est nous qui terminerions en rendant gloire à Dieu.

Notre Père, qui es aux cieux, tout cela je l’ai prié, parce que c’est à toi qu’appartiennent le règne et la puissance et la gloire à jamais. Amen.

Une prière modèle… À reprendre mot par mot, parfois, en y mettant toute notre concentration et notre intelligence. Mais une prière modèle qui nous permet aussi de créer des prières qui viennent de notre expérience personnelle. Précie ressource ! Prions ! ■

Article paru dans :

février 2020

Rubrique :
À Bible ouverte
Mots-clés :
Point de vue

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