PAR : Gordon Margery
Pasteur à la retraite, Église protestante baptiste de Faremoutiers

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À Bible ouverte
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« Souvenez-vous que vous avez vous-mêmes été esclaves en Égypte et que l’Éternel votre Dieu vous en a libérés. » (Dt 15.15 ; 16.12 ; 24.18. Voir Ex 23.9 ; Lv 19.33-34).

Le souvenir de l’esclavage… Aujourd’hui encore, quel que soit le pays, la manière dont on se rappelle cette réalité suscite bien des émotions. Le sujet me paraît également important pour nous chrétiens. Il nous touche dans notre inconscient et affecte notre manière d'être en société et dans l’Église, surtout à notre époque d’Églises multiculturelles. Je vous propose d’y réfléchir sous trois angles : se souvenir, se repentir, guérir.

gravure égyptienne

Se souvenir

La Bible appelle très souvent à se souvenir. Se souvenir de l’Égypte et de l'Exode. Se souvenir des délivrances de Dieu. Se souvenir des fautes de certains. L'Ancien Testament contient énormément d'histoires personnelles et nationales dont nous devons nous souvenir, pour en tirer des leçons. Il en va de même dans le Nouveau Testament. Jésus dit, à propos de la Cène : « Faites ceci en souvenir de moi. » (Lc 22.19).

L'esclavage dans la Bible connaît deux cas de figure : chez les Romains, du temps des apôtres et chez les Israélites, du temps de l'Ancien Testament.

Chez les Grecs et les Romains, toute l'économie était basée sur l'esclavage. Un tiers des habitants de Rome était des esclaves. D’où venaient-ils ? Certains étaient nés esclaves, ou avaient été condamnés à l'esclavage par des magistrats, vendus pour payer leurs dettes. Mais ils arrivaient surtout par milliers au fil des conquêtes de l'armée romaine. Quand Jérusalem est tombée en l'an 70, derrière les légions se trouvaient les campements des marchands d'esclaves.

Les esclaves n'avaient pas de droits. Ils étaient des outils animés. Et certains étaient soumis à des conditions de vie très dures, notamment sur les grandes propriétés agricoles. Mais d'autres étaient intégrés comme domestiques dans les familles, ou travaillaient à deux ou trois avec un petit artisan. Certains avaient même des postes à responsabilité : professeurs, architectes, comptables, gestionnaires. Dans les familles, les esclaves pouvaient être traités avec bienveillance. Mais rien n'était garanti. L'esclave malade ou âgé était souvent abandonné.

Chez les Israélites, l'esclavage n'était pas aussi systématique. L'esclave hébreu était protégé : il devait être libéré au bout de six ans. Il y avait dans les livres de la Loi toute une réglementation qui protégeait les esclaves(*).

plaque commémorative à Nantes

Au cours de l’histoire de notre monde, bien des systèmes esclavagistes ont été mis en place. En France, on pensera particulièrement à ces millions d’Africains capturés à l’intérieur des terres, vendus aux bateaux venus d’Europe, et transportés dans des conditions inhumaines jusqu'aux Antilles. Un commerce qui a fait la richesse de grands ports comme Nantes et Bordeaux.

Depuis Louis XIV, l'esclave était considéré par la loi comme un bien meuble. D'après le Code noir de Colbert, il avait malgré tout quelques droits, mais il était privé de liberté. La cruauté des punitions n'était que rarement sanctionnée. Ses enfants étaient vendus. Il était méprisé, traité comme un être inférieur dont on pouvait faire ce qu'on voulait. Et pourtant, selon Colbert, il fallait le baptiser pour en faire un bon catholique.

Nous nous en souvenons. Mon pays a fait ça. Mes ancêtres ont fait ça. Bien des beaux édifices en Europe ont été financés ainsi. Tout cela, nous voulons nous en souvenir pour notre part, tout comme d'autres ont à s'en souvenir pour la leur.

Se repentir

Dois-je me repentir d'un crime que je n'ai pas commis ? Faut-il que mon pays se repente de crimes commis il y a plus de deux cents ans ? Qu’il verse des indemnités ? Ou que les héritiers des marchands d'esclaves le fassent ? La France a déclaré que la traite négrière et l'esclavage étaient des crimes contre l'humanité. Or un crime contre l'humanité est imprescriptible…

monument en Martinique

Je laisse de côté la question juridique pour me concentrer sur la question morale et spirituelle. Faut-il que je me repente d'un crime que je n'ai pas commis ? Faut-il que mon pays se repente de ces crimes ? Il me semble que la réponse à ces deux questions est à la fois oui et non.

Non, nous ne nous repentons pas de choses que nous n'avons pas faites. Le Notre Père nous enseigne à prier : « Pardonne-nous nos offenses. » Jean-Baptiste, Jésus et les apôtres appelaient les gens à se détourner du mal et à se tourner vers Dieu : individuellement, et parfois en confessant les péchés qu'ils avaient commis. Les prophètes de l'Ancien Testament insistent sur la responsabilité individuelle : « En ce temps-là, on ne dira plus ce proverbe : "Les pères ont mangé des raisins verts mais ce sont les dents des enfants qui en sont abîmées." Mais chacun périra pour son propre péché. C'est celui qui mangera des raisins verts qui en aura les dents abîmées. » (Jr 31.29-30, cf. Ez 18.2-4).

Mais l'être humain n'est pas un individu isolé, il fait partie d'une famille, d'une société. Qu'il le veuille ou non, il a une solidarité avec l'histoire des siens. Un enfant adopté, un chrétien qui change d’Église, un Français naturalisé comme moi : avec notre propre histoire, nous portons aussi l'histoire de la famille, de l’Église et de la nation dans laquelle nous nous intégrons. Sous cet angle-là, les croisades, la persécution des protestants, l'antisémitisme font partie de mon histoire aussi. Ma France, c'est aussi cela. Et, sans la grâce de Dieu, peut-être me serais-je trouvé du mauvais côté.

Mais si cette solidarité avec eux existe, je dois parfois me démarquer de ce qu'ont fait mes ancêtres. J'ai honte de la traite négrière, je la dénonce, je la rejette. Et je me tourne vers Dieu pour ne pas tomber dans des choses semblables. Cela, c'est une forme de repentance collective, et on peut en trouver des exemples dans la Bible. Citons la prière de Néhémie : « Nous avons péché contre toi. Oui, moi et mon peuple, nous avons péché. Nous sommes vraiment coupables envers toi, car nous avons désobéi aux commandements, aux ordonnances et aux lois que tu as donnés à Moïse, ton serviteur. » (Né 1.6-7).

Les péchés de Néhémie n'avaient rien à voir avec l'idolâtrie et les injustices qui avaient provoqué le jugement de Dieu sur Israël. Si tout le monde avait agi comme lui, Jérusalem n'aurait jamais été détruite. Mais Néhémie se repent parce qu'il se sait solidaire de son peuple. Et il intercède. Daniel a fait la même chose (Dn 9.3-19).

Jésus était sans péché, mais il a prié les Psaumes de repentance et il a porté les péchés des coupables. Innocent, il s'est identifié aux pécheurs. Se repentir de cette façon-là est donc tout à fait biblique, et c'est le début de la guérison.

Guérir

Mais de quoi faut-il guérir au juste ?

Il faut d'abord guérir des sentiments très diffus de supériorité ou d'infériorité qui nous habitent. Le racisme des Blancs envers les Noirs. L'idée que les Blancs seraient supérieurs parce qu'ils ont conquis le monde. Le racisme des Noirs entre eux. L'idée que les Africains d’aujourd’hui sont supérieurs aux Antillais parce qu'ils n'ont jamais été esclaves. L'idée que les Haïtiens sont supérieurs parce qu'ils se sont libérés tout seuls. Et ainsi de suite… Guérir donc de l'orgueil, qu'il soit ouvertement exprimé ou enfoui au fond des cœurs, dans l'inconscient.

Dans la culture de chacun, il y a des choses bonnes et des choses lamentables. Il est absurde de comparer les points forts d’une culture avec les points faibles d’une autre. Notre héritage à tous doit être évalué à la lumière de l’Évangile. Nous sommes tous les mêmes en Adam, avec ce qui fait notre gloire et ce qui fait notre honte. Je peux apprendre de mon frère, et lui peut apprendre de moi(**).

Il nous faut donc guérir de l'orgueil culturel, mais aussi de l'orgueil spirituel qui se manifeste parfois parmi les chrétiens. Il est beau de célébrer quelques chrétiens d'exception comme le missionnaire écossais David Livingston ou l'abolitionniste anglais William Wilberforce. Mais Victor Schœlcher, abolitionniste français, n'était pas chrétien au sens où nous entendons ce mot, c'était un franc-maçon. Et des chrétiens de tous bords ont longtemps défendu l'esclavage. Nous, chrétiens, avons participé à ses horreurs. Il n'y a pas de place pour l’orgueil.

deux personnes

Guérir implique de comprendre que l'esclavage a laissé des traces dans les mentalités. Quand l'injustice est quotidienne, quand il n'y a aucun recours possible, aucune contestation, tout un peuple apprend à se taire, à rentrer sa colère, à garder rancune. Tout un peuple apprend que l'autorité est forcément cassante, même dans la famille ou dans l’Église. Si tel n'est pas notre héritage, soyons patients envers ceux qui pendant deux cents ans se sont construits comme cela sous la contrainte. Visons mieux, nous tous, mais ne jugeons pas, afin de ne pas être jugés.

Guérir implique également de lutter aujourd'hui pour ce qui est juste. Dans le commerce mondial, l'esclavage règne sous d'autres formes : chez les enfants du Bangladesh ou les travailleurs immigrés dans les pays du Golfe, dans certains régimes pervers en Afrique, pour des Chinois qui se vendent corps et âme pour éponger leurs dettes auprès des mafieux. Sans parler de Boko Haram et de l'islam fanatique. En Occident, l'esclavage est moins visible, mais l’exploitation des prostituées et des sans-papiers en est une forme. Nous tous, sans en être forcément conscients, sommes impliqués par le commerce dans des abus partout dans le monde. Nous pouvons mieux faire.

Le racisme qui a accompagné l'esclavage n'a pas disparu. Il est présent dans notre société, il se manifeste dans nos Églises et continuera à se manifester tant que nous resterons des hommes et des femmes pécheurs. Il faut lui déclarer la guerre.

L'apôtre Paul déclarait dans l'une de ses toutes premières lettres : « Il n'y a donc plus de différence entre les Juifs et les non-Juifs, entre les esclaves et les hommes libres, entre les hommes et les femmes. Unis à Jésus-Christ, vous êtes tous un. » (Ga 3.28).

Il a demandé aux esclaves de travailler loyalement, comme pour le Seigneur ; mais il a aussi dit que leurs maîtres ne devaient pas même les menacer et qu'ils auraient des comptes à rendre à Dieu (Ep 6.5-9 ; Col 3.22-4.1). Il était là en porte-à-faux complet avec la société romaine. Dans sa lettre à Philémon, il a pris la défense d'un esclave fugitif, l'a traité comme un frère très cher, un collaborateur précieux, une partie de lui-même. Il l'a aidé à régulariser sa situation, il a offert de prendre sur lui ses dettes. Pensez donc : le Seigneur Dieu tout-puissant s'intéresse au sort d'un homme sans droits, exclu de la société ! En Christ, l'esclavage romain était complètement dépassé. En Christ, nous pouvons tous guérir.

Souviens-toi de Jésus-Christ

Jésus a connu le sort des esclaves. Il a été vendu. On l'a attaché avec des cordes. Les lanières du fouet romain qui lui ont déchiré le dos étaient sans doute lestées de plombs ou d'os. Sa peau se lézardait, des bouts de chair s'en allaient, les vaisseaux sanguins éclataient. Lui qui avait guéri la femme victime de saignements n'a pas stoppé ses propres hémorragies. Il a relevé des hommes et des femmes courbés, mais lui-même s'est courbé sous le poids de la croix. Il est mort de la mort méprisable des esclaves.

Souviens-toi de Jésus-Christ. Comprends jusqu'où il est allé pour te sauver, pour porter le poids de tes péchés. Souviens-toi de Jésus-Christ, pour aimer comme il nous a aimés : non-Juifs et Juifs, femmes et hommes, personnes libres et esclaves. À notre tour, aimons, non pas en paroles, mais en actes.

« Souvenez-vous que vous avez vous-mêmes été esclaves en Égypte et que l’Éternel votre Dieu vous en a libérés. »


(*) Pour en savoir plus à propos de l’esclavage aux temps bibliques, je vous recommande l’article sur ce sujet du Grand dictionnaire de la Bible (Excelsis).

(**) Voir l'excellent article d'Alain Nisus, « Racisme », La foi chrétienne et les défis du monde contemporain (Excelsis).

Article paru dans :

juin 2021

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