PAR : Thierry Huser
Président de l’Association baptiste, membre du comité de rédaction, pasteur, Église La Bonne Nouvelle de Colmar.

Article paru dans :

L’assassinat de Samuel Paty, pour avoir expliqué la liberté d’expression en France à l’aide d’une caricature du prophète Mahomet, reste dans tous les esprits. Il a suscité l’indignation et les condamnations de tous bords, y compris de la part de nombreux musulmans. Au niveau institutionnel, la réponse est donnée par la justice qui poursuit les complices de cet acte, et par la réaffirmation des « valeurs de la République » : liberté de conscience, liberté de croire ou de ne pas croire, liberté d’expression, devoir de former à un esprit critique.

Quel regard porter sur cette situation à partir de nos valeurs chrétiennes ? Nous avons le souci que le nom de Dieu soit honoré, mais comment réagir quand le nom de Dieu est bafoué ?

inquiétude

Distinctions nécessaires

Commençons par ce qui est en cause : les caricatures d’un homme considéré par les musulmans comme le Prophète, ressenties par eux comme offense à Dieu.

Première distinction

J’ai bien choisi mon vocabulaire, pour marquer une distinction : caricaturer un homme ou une institution humaine qui se réclament de Dieu ne signifie pas forcément se moquer de Dieu. En tant que chrétiens, nous savons que nous sommes faillibles, et que nous ne reflétons pas toujours le beau nom que nous portons. Si quelqu’un relève ces incohérences, et s’en moque, il ne se moque pas de Dieu : il met le doigt sur nos faiblesses et condamne des choses que peut-être Dieu lui-même dénonce dans notre vie. Nous savons que l’Église est et reste faillible. L’histoire montre des errements et des scandales où l’Église a trahi l’Évangile : les croisades, l’inquisition, les scandales sexuels ou financiers, les manquements à la vérité, les hypocrisies, l’appât du gain et du pouvoir. Dénoncer cela, le caricaturer, ce n’est pas se moquer de Dieu : c’est se moquer de ce que nous avons fait de Dieu. Notre première attitude doit être l’humilité, l’acceptation honnête du retour de miroir, si le doigt est mis sur nos inconséquences. L’apôtre Pierre fait la distinction entre souffrir à cause de notre foi et souffrir à cause de nos inconséquences. « Que personne d'entre vous ne souffre comme meurtrier, ou voleur, ou malfaiteur, ou pour s'être ingéré dans les affaires d'autrui. Mais si quelqu'un souffre comme chrétien, qu'il n'en ait point honte, et que plutôt il glorifie Dieu à cause de ce nom. » (1P 4.15-16).

Deuxième distinction

Caricaturer un « envoyé de Dieu » retentira plus ou moins fort selon le regard que l’on porte sur cette personne. Pour un non-croyant, Mahomet est un homme comme un autre : on a donc liberté de relever tel ou tel trait de sa personne, de son action, de son parcours, comme pour toute autre figure historique ou politique. Pour l’islam, Mahomet est le Prophète. La spécialiste Christine Schirrmacher, dans son livre L’islam(*), souligne que nulle part le Coran n'affirme qu’il ait été sans péché : Mahomet y demande à plusieurs reprises pardon pour ses transgressions (p. 500). Les prophètes coraniques bénéficient cependant d’une grâce particulière par laquelle Dieu les préserve du mal (p. 543). Cette grâce vaut-elle uniquement dans l’exercice de leurs fonctions, ou porte-t-elle sur tous les aspects de leur vie ? Certains musulmans sont prêts à reconnaître que malgré la protection divine du péché, le Prophète a pu se tromper sur des questions sans rapport avec son mandat (p. 513). Mais dans l’islam populaire et dans la théologie musulmane officielle, on affirme que Mahomet a été indemne de tout péché, même si le Coran lui-même ne l’affirme pas. Il est « l’homme parfait ». Sa vie quotidienne est considérée comme exemplaire, et doit servir de modèle à tous les croyants (p. 510-513). Du coup, ternir son image par une caricature est ressenti comme une offense immense, une attaque identitaire très vive.

Troisième distinction

En ce qui concerne la foi chrétienne, nous affirmons très fort que Jésus est Dieu qui endosse totalement notre condition. « Il s’est fait semblable à nous en toutes choses sauf le péché. » (Hb 2.17;4.14-16). Lui seul a mené une vie parfaite, sur toute la ligne. « Qui me convaincra de péché ? », a-t-il pu dire en toute vérité (Jn 8.46). Jésus, pour autant, n’est pas « intouchable ». Les évangiles nous montrent qu’il a été critiqué, calomnié, mal compris. On l’a caricaturé. Mais il n’a jamais répondu par la force, alors qu’il l’aurait pu. Il a répondu par ses œuvres, sa vie, le don de lui-même, la fidélité à sa mission. L’évangile nous rapporte le portrait que l’on faisait de lui : « un mangeur et un buveur, un ami des publicains et des gens de mauvaise vie. » Mais, continue le texte : « La sagesse a été justifiée par ses œuvres. » (Mt 11.19).

caricature ane

Par-delà les caricatures et les incompréhensions, la vérité de la personne de Jésus s’impose, lorsqu’on considère ce qu’a été sa vie. C’est pourquoi un chrétien va s’attrister d’une critique sur Jésus, ou d’une caricature à son encontre, mais ne va pas se sentir déshonoré. La réponse que nous donnons est simple, confiante, et c’est toujours la même : « Viens, et vois ! » Considère ce qu’a été vraiment la personne et la vie de Jésus. Informe-toi. Lis les évangiles. Ensuite nous pourrons discuter. On peut réagir ainsi en toute confiance à cause de la personne unique de Jésus, et parce qu’il n’y a aucune faille en lui. Depuis toujours, c’est ainsi que la sagesse de Dieu a été justifiée, au milieu de toutes les contestations subies par Jésus. Caricature ? Rien de nouveau sous le soleil ! Bien avant Charlie Hebdo, au IIe siècle, on a représenté les chrétiens comme adorant un homme crucifié à tête d’âne, avec la légende : « Alexamenos adore Dieu ». La réponse chrétienne a toujours été d’expliquer le message de l’Évangile, dans la confiance en la vérité de ce message.

Quatrième distinction

Il m’arrive, devant certaines affirmations très dures contre Dieu, de me demander quelles souffrances cela cache. Je me souviens d’un homme de notre quartier à Paris, avec qui je discutais de temps en temps. Il avait des propos incendiaires contre Dieu. En l’écoutant un peu plus, j’ai découvert qu’il avait perdu son père très jeune, et qu’il n’avait jamais pu surmonter cela. D’autres assimilent Dieu à une éducation religieuse impitoyable. « À quelle image de Dieu t’opposes-tu ? » Cette question peut permettre de renouer le dialogue et d’aller plus loin.

Cinquième distinction

Enfin, nous sommes sans illusion sur le cœur de l’homme. Si certains ont une réelle soif de Dieu, d’autres expriment un refus radical à son encontre. On ne veut pas d’une instance à laquelle rendre compte : on désire être son propre maître. L’apôtre Paul dit que les hommes « retiennent la vérité captive de leur injustice » (Rm 1.18). Le témoignage laissé par Dieu est comme en prison, à cause de cette volonté d’indépendance que l’on veut préserver à tout prix. C’est la racine même du péché. Il ne faut donc pas nous étonner de certains refus à l’emporte-pièce, ou de ces affirmations contre Dieu qui balaient tout d’un mot, d’une phrase, d’un dessin.

Réagir au blasphème

Un acte grave pour le croyant

De la part d’une personne qui croit en Dieu, blasphémer est un acte très grave. Maudire Dieu, l’accuser, dire qu’il n’est pas ce qu’il déclare, est une offense extrême, une ligne rouge à ne pas franchir. La femme de Job lui a suggéré de le faire, dans sa souffrance extrême : « Maudis Dieu et meurs ! » (Jb 2.9). Mais Job a choisi la loyauté. Certains psaumes sont tout proches de la limite : « Ce qui fait ma souffrance, c’est que la droite du Seigneur n’est plus la même. » (Ps 77.10). Cette parole pourrait suggérer que Dieu ne serait plus fidèle à lui-même. La pensée n’est pas loin, car la plainte continue : « Dieu aurait-il oublié d’avoir compassion ? » Mais cela ne dure pas, car la résolution s’affirme : « Je rappellerai les œuvres du Seigneur, je me souviens des merveilles d’autrefois. » (Ps 77.11). On retrouve les chemins de la confiance, après avoir été désarçonné. Mais on a frôlé la ligne rouge.

Une parole de Jésus mérite d’être relevée : « Tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera point pardonné. » (Mt 12.31). On discute beaucoup la fin de la phrase. Mais il faut en entendre le début : « Tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes. » Celui qui a dit du mal de Dieu, qui a même insulté le Seigneur, ou cherché à salir son nom, peut être pardonné, s’il se repent. Paul a vécu cela : « J’étais blasphémateur, et un persécuteur, un homme violent. » (1Tm 1.13). Il a certainement blasphémé le Seigneur Jésus. Il peut, cependant, ajouter : « Mais j’ai été pardonné, et la grâce de Dieu envers moi a surabondé. » (1Tm 1.13). Magnifique ! Le seul blasphème impardonnable est celui contre l’Esprit-Saint : non pas une parole unique, mais un refus persistant de son action. Cette attitude conduit à un point de non-retour où l’Esprit n’agit plus, et livre celui qui s’endurcit à son refus.

Un « droit au blasphème » pour l’incroyant ?

homme lisant un journal

Qu’en est-il de l’incroyant ? Le « droit au blasphème » est-il son ultime liberté, comme on l’entend de partout, au point que certains en font la quintessence des droits de l’homme ? Cette question demande quelques nuances.

D’un point de vue théologique, la liberté est un don de Dieu. Il nous a créés capables d’actes et de réponses qui nous engagent authentiquement, de manière volontaire et choisie. Telle est la liberté sous le regard de Dieu : non pas le pouvoir absolu des contraires, mais la capacité d’agir de manière authentique et choisie. Cette liberté, don de Dieu, aurait dû s’épanouir dans la reconnaissance et le choix renouvelé de Dieu, sous l’arc-en-ciel de son amour (Gn 1-2). Mais le mal est entré dans le monde et dans la liberté, et l’a tordue. La liberté de choisir Dieu est evenue liberté de refuser le Seigneur. La liberté de l’aimer est devenue celle de le rejeter. La liberté de glorifier la source de tout bien est devenue celle de blasphémer le Créateur. Oui, c’est la liberté donnée par Dieu qui, désormais, peut s’exprimer par le blasphème, dans le rejet et la négation de Dieu. Blasphémer devient ainsi un marqueur de liberté chez des personnes qui ne cessent de « manger du curé » ou de l’ayatollah, ou de ridiculiser tout ce qui a un rapport avec Dieu, qu’il s’agisse de spiritualité, de morale, de sexualité… C’est une liberté, mais elle est inversée : le don se retourne contre son donateur. La « liberté chérie », que l’on chante et que l’on grave sur les murs, déteste avoir été donnée, veut exister toute seule, et pour cela s’affirme contre celui qui l’a donnée. Dans cette optique, blasphémer est un marqueur de liberté, mais un bien triste marqueur.

D’un point de vue légal, par contre, la liberté de croire ou de ne pas croire doit être garantie par l’État. C’est ce que signifie la liberté de conscience. Avec la liberté de croire va la possibilité de louer et d’adorer Dieu. Avec la liberté de ne pas croire va la possibilité de caricaturer la religion ou de dénigrer la foi. L’État n’a pas à intervenir ou à légiférer dans ce domaine, qui relève du choix personnel. Son rôle est de préserver les libertés. On ne s’opposera donc pas au blasphème par le droit, par la loi, par la sanction. Mais par le dialogue, la discussion, la conviction. La foi chrétienne valorise la foi comme décision pleinement personnelle : elle ne s’imposera jamais par la loi.

homme montrant une bible à un autre homme

Certaines législations ont instauré un « délit de blasphème ». Jésus, d’ailleurs, a été condamné à ce titre-là. « Le souverain sacrificateur déchira ses vêtements et dit : Vous venez d’entendre son blasphème. Qu’en pensez-vous ? Ils répondirent : Il est passible de mort. » (Mt 26.65). Cela s’est répété pour Étienne, qui a été lapidé (Ac 7). On voit là combien ce motif peut être facilement détourné. Plus près de nous, Asia Bibi et tant d’autres chrétiens ont été condamnés et emprisonnés pour soi-disant délit de blasphème : avoir mal parlé du Prophète. Ce même délit existait dans la chrétienté : il a permis l’inquisition. Aujourd’hui encore, dans soixante-et-onze pays, le blasphème est puni par la loi. Quelques pays, comme la Suisse, sanctionnent d’une amende « celui qui, publiquement et de façon vile, aura offensé ou bafoué les convictions d’autrui en matière de croyance, en particulier de croyance en Dieu ». Le registre est ici celui du respect de l’autre. Mais il ne faut pas se leurrer : le délit de blasphème vise en règle générale à restreindre la liberté de croire ou de ne pas croire, ou de croire autrement qu’une religion majoritaire. Une offensive visant à sanctionner la diffamation des religions a été menée entre 2005 et 2011 à l’ONU, par des mouvances islamistes cachées derrière un nom plus acceptable. Les diplomaties occidentales ont dû s’y opposer pour éviter une atteinte à la liberté de conscience et d’expression.

S’opposer au blasphème

Comment donc s’opposer au blasphème ? Avec quelles armes le combattre ? Certainement pas par la violence ou la vengeance au nom de Dieu. Lorsque les disciples de Jésus lui ont proposé de faire tomber le feu du ciel sur les Samaritains qui ne les avait pas accueillis, le Seigneur les a repris sévèrement : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes animés. Car le Fils de l’homme est venu, non pour perdre les hommes, mais pour les sauver. » (Lc 9.55-56).

poing fermé

Jésus nous donne comme exemple de conduite la miséricorde de Dieu qui fait lever son soleil sur les justes comme sur les méchants (Mt 5.45). Ce n’est pas non plus à la loi de combattre l’incroyance et le blasphème, nous l’avons dit. Les « armes » qui sont les nôtres sont celles du témoignage, de la persuasion, de la défense de la foi chrétienne, de l’annonce de l’Évangile, dans la douceur et le respect (1P 3.15). C’est aussi le témoignage de vies qui honorent l’Évangile et manifestent ce que Dieu apporte. Ces armes « ne sont pas charnelles, mais elles sont puissantes devant Dieu, pour renverser des forteresses » (2Co 10.4). Elles seront toujours respectueuses de l’autre, droites et intègres, sans hypocrisie. Elles trouveront leur force dans la prière pour tous les hommes, quels qu’ils soient, où l’on élève vers Dieu des mains pures, sans colère ni contestation (1Tm 2.1,8). Leur motivation sera l’amour, à l’image de notre Seigneur Jésus. Voilà comment nous sommes appelés à nous élever contre le blasphème, qui nous attriste et s’oppose au Dieu que nous aimons : « Ne sois pas vaincu par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12.21). Quel appel ! Mais n’est-ce pas ainsi que nous marcherons dans les pas de Jésus ?

La responsabilité

Un dernier mot, en forme d’appel à la responsabilité. Dans un souci de paix, l’Évangile nous invite à ne pas « chercher une vaine gloire en nous provoquant les uns les autres » (Ga 5.26). Le respect de l’autre passe aussi par là. Certes, nous n’avons pas à nous laisser imposer une restriction de liberté par le terrorisme. Mais la provocation agressive et humiliante n’est pas le bon chemin. L’imagination créative peut inventer d’autres recours pour s’affirmer.

Mais la responsabilité se joue aussi à un autre niveau, qui nous concerne tous. Elle porte sur l’usage des réseaux sociaux. Les événements qui ont conduit à la mort de Samuel Paty avaient d’abord été traités au niveau local, dans le collège, avec des explications et des groupes de parole. Mais certaines personnes ont diffusé leur version sur les réseaux sociaux. Et d’autres personnes, ensuite, ont utilisé leur téléphone portable pour relayer à tous leurs contacts ce qu’ils avaient reçu, sans vérifier la véracité, sans s’assurer de l’équité, sans se soucier des conséquences. Et c’est ainsi qu’un jeune de dix-huit ans, qui n’avait rien à voir avec tout cela, s’est inventé vengeur du prophète. Sans la dynamique des réseaux sociaux, Samuel Paty serait probablement encore vivant. Que relayons-nous ? Nous devons tous vérifier ce que nous transmettons, en peser le poids, la véracité. Nous devons savoir stopper une « info », même si elle est croustillante. Notre responsabilité n’est pas de faire les « intéressants », mais d’être justes et vrais.

bouquet de roses dans une main

Que dire de tout cela ? La liberté est un cadeau magnifique. Utilisons-la pour le bien, pour ce qui construit, apporte la paix et favorise le respect de l’autre. Mettons-la en œuvre pour ce qui est beau, pour ce qui crée des ponts. Il y a tant à faire dans ces lignes-là ! C’est ainsi que nous sanctifierons le nom de Dieu, dans le monde complexe dans lequel nous vivons. « Ayez au milieu des païens une bonne conduite, afin que, là même où ils vous calomnient comme si vous étiez des malfaiteurs, ils remarquent vos bonnes œuvres, et glorifient Dieu, au jour où il les visitera. » (1P 2.12).


Prédication donnée le surlendemain de la mort de Samuel Paty, en octobre 2020.


(*) Christine Schirrmacher, L’islam (Excelsis, 2016, 830 p.)

Article paru dans :

février 2021

Rubrique :
À Bible ouverte
Mots-clés :
Point de vue

Crise de confiance

Serge Horrenberger
Article précédent
Association baptiste

Robert Dubarry (1875–1970)

Albert Solanas
Article suivant
Article paru dans :