La vérité est-elle si fragile ?
« Une goutte d’erreur corrompt toute la vérité, comme une goutte de poison corrompt tout un breuvage. » « Un bateau qui dévie d’un seul degré de son cap se retrouvera bientôt très loin de sa destination. »
J’ai été interpellé par ces images entendues ça ou là et qui soulignent l’importance de protéger la juste doctrine chrétienne. Les apôtres eux-mêmes expriment régulièrement un souci certain de la préservation de la vérité (par exemple Ga 2.5,14 ; Ep 4.25 ; Ph 4.8 ; 2Tm 2.15,18 ; Jc 5.19 ; 2P 1.12 ; 3Jn 4). La vérité est-elle donc si fragile que le laissent entendre ces images ? Et de quelle vérité parle-t-on ?
Qu’est-ce que la vérité ?
« Qu’est-ce que la vérité ? » Dans le texte biblique, cette question surgit dans la bouche de quelqu’un qui ne souhaite certainement pas obtenir une réponse trop précise : Pilate faisant face à Jésus (Jn 18.38). Ne lui en déplaise, il est tout de même possible de proposer une définition de ce qu’est la vérité. Il paraît toutefois nécessaire de distinguer au moins deux sens à ce terme.
Dans un premier sens, que l’on pourrait peut-être qualifier de scientifique ou philosophique, la vérité peut être définie comme l’ensemble de ce qui est conforme à la réalité. Ainsi, un discours vrai est un discours qui correspond à la réalité. Dans ce même sens, on pourrait, en tant que chrétiens, parler de la vérité comme de l’ensemble des choses telles que Dieu les voit. De l’infiniment grand à l’infiniment petit, du visible à l’invisible, de l’existant à l’inexistant, Dieu connaît parfaitement toutes choses dans tous leurs aspects. Il connaît la vérité de la manière la plus absolue.
C’est probablement en rapport avec ce premier sens du mot vérité que s’entend le scepticisme de Pilate. Qui en effet pourrait prétendre saisir et connaître cette vérité ? Il y a tant et tant d’aspects de la réalité qui nous échappent. Le peu de connaissance que toute une vie humaine permet d’acquérir reste bien fragile face à la complexité de notre univers. La vérité dans ce sens-là ne nous est accessible que par fragments, notamment par ce que la Parole de Dieu nous en dit.
Néanmoins, je ne crois pas que ce soit à cela que se réfère Jésus lorsqu’il déclare : « Je suis la vérité. » (Jn 14.6). Ce que notre Seigneur annonce à ses disciples se veut probablement bien plus existentiel, proche de leur réalité. « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jn 8.32), leur dit-il. S’il fallait la connaissance absolue de toute la réalité pour trouver cette liberté promise, nous serions loin de pouvoir l’espérer pour nos vies, ni d’ailleurs pour l’au-delà, où nous serons toujours des humains limités.
Ce vers quoi Jésus pointe en se désignant lui-même comme la vérité, je le crois, c’est vers le cœur de toute vérité dans l’univers : la vérité que l’on concevrait scientifiquement comme un ensemble exhaustif de données exactes sur notre univers trouve son origine dans une personne vivante et aimante, le Dieu trinitaire tel que nous l’a révélé Jésus-Christ (cf. Col 1.15-17). La première vérité nous est inaccessible – qui peut sonder la pensée de Dieu ? – mais cette seconde vérité s’est approchée de nous, s’est faite chair pour que nous puissions la connaître et entrer en relation avec elle. C’est à la connaissance de cette vérité-là que Dieu veut que tous les êtres humains parviennent (1Tm 2.4). Et la vérité de Christ fait faire un bond immense à notre connaissance de la réalité dans son ensemble et de notre place en son sein.
Une vérité pleine de force
Voilà donc deux sens dans lesquels pourrait être entendu le mot « vérité » lorsque l’Écriture nous exhorte à nous attacher à celle-ci. L’un et l’autre ne sont évidemment pas sans lien mais lequel choisir ?
L’Écriture parle bel et bien, en divers endroits, de vérité dans le sens premier de correspondance avec la réalité (par exemple Mc 12.14,32 ; Lc 22.59 ; Ac 12.9 ; Ep 4.25). Les chrétiens ne peuvent que préférer la vérité au mensonge. Cette vérité doit être recherchée et préservée. « Nous sommes sans pouvoir contre la vérité, nous n’en avons que pour la vérité. » (2Co 13.8).
Pourtant, vous vous en doutez bien, la vérité fondamentale à laquelle les apôtres nous appellent à nous tenir est celle de Christ et de sa révélation au monde. Cette vérité centrale porte sur la réalité du Dieu venu en chair parmi nous et qui s’est donné par amour pour les pécheurs que nous sommes. C’est de cette vérité-là, la personne et l’œuvre du Christ, que nous voulons vivre avec toute l’énergie qui nous est donnée (cf. Ga 2.20). Et cette vérité-là, l’Écriture ne la décrit pas comme une chose fragile qu’une seule goutte d’erreur pourrait corrompre.
La vérité du Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ transparaît dans toute la création (Ps 19.1-7 ; Mt 5.45 ; Rm 1.20). L’apôtre Jean l’associe étroitement à la lumière dans ses écrits, et « la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas étouffée » (Jn 1.5). Elle s’est manifestée avec éclat dans la résurrection (Rm 1.4).
Par l’œuvre de l’Esprit qui lui rend témoignage, cette vérité est appuyée par l’Église, « colonne et soutien de la vérité » (1Tm 3.15), répandue sur terre et témoignant dans ses membres de la puissance et de la grâce de son Sauveur. Elle nous appelle à nous « lever et briller » (Es 60.1) au sein de notre humanité par une vie dans laquelle elle nous sanctifie (Ep 4.24). La vérité de Jésus-Christ, bien que le plus souvent pleine de douceur dans ses manifestations, est vivante, puissante, et elle triomphera.
Une vérité à défendre ?
Qu’elles soient alimentaires ou maritimes, les images par lesquelles j’ai introduit ces quelques paragraphes peuvent aisément transformer nos doctrines en bastions assiégés et nos discussions théologiques en luttes pour la survie. Vous connaissez probablement le danger de telles situations pour la vie de nos communautés et les rapports entre elles.
C’est vrai, Paul avertit à deux reprises qu’« un peu de levain fait lever toute la pâte » (Ga 5.9 ; 1Co 5.6). Cependant, dans ces cas-là comme lorsqu’il se porte au secours de la « vérité de l’Évangile » (Ga 2.5,14), l’apôtre dénonce des égarements extrêmement graves et manifestes dans la vie de l’Église. Il paraît utile de nous le rappeler au moment où nous voudrions défendre ce que nous considérons comme « la vérité ».
À partir du centre que sont la venue du Christ, sa mort et sa résurrection, sous la conduite de l’Écriture lue dans l’Esprit et à l’écoute de la réalité, nous élaborons diverses visions du monde avec la sagesse qui nous est donnée. Cependant, des gouttes d’erreur y sont déjà bien présentes, insinuées par le péché prenant appui sur nos limites culturelles, historiques, confessionnelles, créationnelles… Et nos visions du monde ne sont que partielles. Quant à la Bible, aussi sûr guide qu’elle soit, elle n’est pas un manuel de science révélant tous les mystères, mais une œuvre littéraire extraordinaire dans laquelle les mots se jouent sans cesse de nos cadres trop rigides.
Dire tout cela ne nous dispense pas de poursuivre ce qui est vrai dans l’ensemble de notre vie et de nos croyances, pour la gloire de Dieu et notre plus grand bien. Il est certain que notre compréhension de la réalité a des conséquences sur notre compréhension de Christ. Cela nous appelle à une recherche continuelle de la vérité. Il nous faut y avancer avec humilité et abandonner l’idée que nous aurions les capacités de cerner toute la réalité. Encore moins tout seul ou avec les seules personnes qui nous ressemblent ! La recherche de la vérité passe avant tout par l’écoute et le dialogue. Elle est communautaire et laisse place à l’autre.
La vérité qui libère
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les défenses humaines de la vérité se font bien souvent anxieuses, et les chrétiens n’échappent pas à ce constat. Oui, les divers mensonges propagés autour de nous, dans l’Église ou dans le monde, pèsent sur nos cœurs. Nous pouvons avoir envie de répliquer et il est parfois nécessaire de le faire, avec sagesse et douceur (2Tm 2.25).
Cependant, quand bien même l’ensemble de l’univers pourrait être réduit à des équations indiscutables, celles-ci resteraient hors de notre portée. La Parole de Dieu veut avant tout nous conduire vers une réalité qui serait extérieure à ces équations. Le Créateur de toutes choses. Une vérité personnelle. Une vérité aimante. Une vérité qui nous fait vivre.
Que nous ayons raison ou tort dans tout le reste, nous trouvons en Jésus le pardon et la grâce. Nous avons une place. Nous n’avons plus à protéger à tout prix n’importe quelles « vérités » sur lesquelles nous et ce monde bâtissons notre vie. Cette vérité-là nous ouvre à la véritable liberté, à la paix, à la joie. Puissent nos vies en être inondées et attirer encore bien d’autres à la vérité solide et rayonnante qu’est notre Seigneur Jésus-Christ. Avec ce cap-là, sa lumière nous conduira assurément à bon port !