Venu pour servir
En septembre dernier, notre Église-sœur du Mée-sur-Seine m’a demandé d’apporter la méditation biblique qui devait clôturer la cérémonie d’inauguration de ses nouveaux locaux. Un beau moment, en présence du maire, de plusieurs élus, du prêtre catholique et de deux représentants de la mosquée. Sans compter les représentants de l’Association baptiste, du CNEF, et d’autres Églises de la région.
Quel texte adopter pour un tel public ? J’avais choisi un passage biblique qui a été lu lors d’une autre inauguration. Pardonnez à un binational : il s’agissait du couronnement du roi Charles III. En tant que Prince de Galles, son blason remontant au Moyen-Âge porte une devise en vieil allemand : Ich dien, qui se traduit par « Je sers ». Comment le deuxième personnage d’un grand royaume peut-il ainsi mettre en avant son statut de serviteur ? Dans la mentalité féodale, tous devaient obéissance à un supérieur, du paysan jusqu’au plus puissant seigneur : le prince héritier sert son roi. Cependant, cela ne va pas plus loin. Tous les autres doivent le servir lui !
Le texte biblique qui a été lu lors de son couronnement était cependant d’une toute autre teneur. Il s’agissait d’un épisode des Évangiles, dans un moment où Jésus prend le contre-pied de ses disciples. Deux d’entre eux sont en train de monter une combine pour occuper les places les plus en vue dans le Royaume de Dieu. Jésus les reprend assez fermement, puis élargit son propos à tous les Douze.
Je vous invite à lire ce qu’il déclare alors en Marc 10.42-45 et vous propose de revenir sur la conclusion de ce texte : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour beaucoup » (v. 45).
Un nom énigmatique
Dans les Évangiles, lorsque les disciples ou les foules veulent proclamer que Jésus est le Messie, l’envoyé de Dieu, celui-ci se dérobe systématiquement. Il ne veut pas entrer dans le cadre de ce que les gens voient comme la mission du Messie : l’instauration d’un royaume théocratique, l’expulsion des armées romaines, une domination mondiale. Jésus est bien le Messie mais il n’est pas ce Messie-là. Sans nier qui il est, il détourne l’attention des gens et se protège contre toute récupération en usant d’une forme de ruse : il parle très souvent de lui-même comme étant le « Fils de l’homme ».
L’expression est mystérieuse. Quand Jésus l’utilise-t-il ? En résumé, il y a trois cas de figure. Dans un premier sens, la formule souligne l’humilité, le dénuement de Jésus dans son ministère terrestre. C’est ainsi que le Seigneur peut dire : « Le Fils de l’homme n’a nulle part où reposer sa tête. » (Mt 8.20).
Il y a de cela dans notre texte. Néanmoins, cela va plus loin : il va mourir. À partir du moment où Pierre confesse que Jésus est le Messie, le Fils du Dieu béni, Jésus commence à enseigner que le Fils de l’Homme – pas « le Christ » – doit beaucoup souffrir, être rejeté par les responsables du peuple, les chefs des prêtres et les spécialistes de la loi ; il doit être mis à mort et ressusciter trois jours après (Mc 8.31). Le Fils de l’Homme, c’est aussi celui qui va mourir.
Le troisième contexte d’utilisation de cette formule, après le dénuement et la mort, est la venue du Christ en gloire. Nous le voyons, par exemple, dans la parabole des brebis et des boucs : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, avec tous ses anges, il prendra place sur son trône glorieux. » (Mt 25.31). La même chose revient lors du procès de Jésus devant le sanhédrin. De l’homme dans sa simplicité on passe à l’homme qui meurt pour la multitude puis au roi qui vient dans sa gloire.
Ce dernier aspect du titre remonte à l’Ancien Testament, en Daniel 7.13-14, où un personnage ressemblant à un fils d’homme vient sur les nuées du ciel et s’approche de l’Ancien des jours, représentant Dieu, pour recevoir une souveraineté éternelle. Jésus serait-il l’Homme par excellence ? Derrière le titre que Jésus se donne se cache ainsi une réalité céleste, majestueuse. Ce titre n’est pas innocent mais son sens est certainement caché pour la majorité de ses auditeurs. Jésus l’a fait exprès.
Rassurez-vous, je ne suis pas entré dans tous ces détails auprès d’un public de non-initiés. Au Mée-sur-Seine, en présence des représentants officiels, j’ai insisté sur autre chose : ce que cette formule énigmatique dit de l’authenticité des Évangiles. Pourquoi ?
On affirme parfois que c’est l’Église qui a créé Jésus. C’était certes un homme exceptionnel, mais pas plus. Ce seraient les chrétiens qui par la suite aurait « fait le buzz » autour de lui. Ils auraient inventé Jésus, un extra-terrestre, un dieu. Ils auraient imaginé les Évangiles à partir de leur foi.
L’expression « Fils de l’homme » contredit cette idée. On la trouve plus de quatre-vingts fois dans le Nouveau Testament, presque toujours dans la bouche de Jésus. Pourtant, jamais dans la littérature des premiers siècles Jésus n’est appelé « Fils de l’homme ». Aucune liturgie ne mentionne ce titre. L’expression disparaît dès le début du christianisme, sauf par deux fois dans l’Apocalypse (Ap 1.13 ; 14.14) où on sent que l’arrière-plan n’est pas la vie de Jésus mais l’Ancien Testament, qui imprègne toute l’imagerie du livre. Le « Fils de l’homme » ne fait toujours pas partie des cultes et des messes d’aujourd’hui. Nous ne le chantons pas dans nos cantiques.
Nous avons donc dans les Évangiles une expression qui ne provient pas de la vie des Églises, ni de la liturgie, ni des écrits des premiers auteurs chrétiens. Elle ne peut venir que de Jésus ! Elle a été conservée telle quelle par les premiers témoins, puis a disparu de la circulation. Elle constitue un indice, parmi d’autres, de l’ancienneté et de l’authenticité du récit.
Un idéal de service
« Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir. » Voilà mon deuxième point : Jésus nous offre un idéal de service, une éthique de l’exercice des responsabilités qui peut tous nous inspirer.
Je suis admiratif devant deux caractéristiques de la vie de Jésus. Il y a d’une part un projet : une équipe à former et à mener ; la fermeté devant l’hostilité des puissants ; un enseignement qui impressionne par son autorité et sa clarté. Nous voyons-là toute la force de son caractère. D’autre part, Jésus témoigne aussi d’une grande attention envers ceux que la société rejette : une femme malade ; un étranger lépreux ; des hommes et des femmes dont la vie ne respectait pas les normes religieuses. Fermeté et douceur, reproches et consolations, colère et joie. Ce n’est ni la mollesse ni la tyrannie. C’est un idéal de service.
Nos motivations à tous peuvent être diverses et variées. Nos ambitions aussi. Quand les gens nous respectent, nous félicitent, nous remercient, cela fait toujours chaud au cœur. Mais qu’en est-il quand nous ne sommes pas aimés ? Quand personne ne nous remercie ? Quand les autres cherchent toujours la petite bête pour nous critiquer ? Cela aussi fait partie de la vie et cela met à l’épreuve nos motivations. Agissons-nous pour la gloire ? Elle est inconstante et éphémère. Est-ce pour servir ? Est-ce pour le bien d’autrui ? Je crois fermement que l’on trouve là, à la longue, ce qu’il y a de plus satisfaisant.
Bien sûr, tout cela se décline différemment selon que nous sommes parent, responsable d’Église, enseignant, chef d’équipe, chef d’entreprise, responsable politique, ouvrier, artisan indépendant ou inséré dans telle ou telle structure. Nous pouvons tous être concernés par cet idéal de service. Si nous cherchons un modèle de conduite, j’espère que nous regarderons moins du côté d’Hérode et de Pilate et plus du côté de Jésus. C’est ainsi qu’ont agi des figures historiques comme Gandhi et Martin Luther King. Jésus est celui qui a lavé les pieds de ses disciples.
Le summum du service
« Le Fils de l’homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour beaucoup. »
On entend finalement ici des échos du quatrième chant du Serviteur, en Ésaïe 52.13-53.12 : « Le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui […] il a pris sur lui les fautes d’un grand nombre […]. » Jésus est le Serviteur par excellence, celui qui donne sa vie pour les autres.
Quand j’ai visité le musée de la préfecture de police à Paris, j’ai été frappé par l’histoire d’un policier qui a justement donné sa vie pour les autres. C’était pendant l’occupation. La Gestapo avait découvert que quelqu’un de son service diffusait des tracts qui appelaient à la résistance. La Gestapo a menacé de tuer tous ceux du service si le coupable n’était pas découvert. Pour finir, ce policier s’est dénoncé et il l’a payé de sa vie. Toutefois, il s’est avéré ce n’était pas lui qui avait diffusé les tracts. Il a donné sa vie pour sauver les autres.
Je pense aussi à Maximilien Kolbe, prêtre polonais aujourd’hui canonisé. Dans le camp d’Auschwitz, suite à une évasion, le commandant du camp avait ordonné en représailles l’exécution de dix prisonniers : ils seraient séquestrés sans eau ni nourriture jusqu’à ce qu’ils meurent. Parmi les victimes désignées, il y avait un père de famille. Maximilien Kolbe obtint la faveur – la faveur ! – d’être enfermé et de mourir de faim à sa place. Après plusieurs semaines de réclusion, il finit par être éliminé par une injection létale. Maximilien Kolbe a donné sa vie pour un autre.
Jésus dit de lui-même quelque chose du même ordre : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour beaucoup. » Cette réalité de la vie de notre Seigneur est au centre même du message de l’Évangile.
S’il faut donner sa vie en rançon, cela suppose au préalable qu’il y ait captivité, esclavage, péril. C’est une image, bien sûr, mais de quel péril s’agit-il ? De quel esclavage ? La réponse biblique est univoque : c’est l’incohérence d’une vie menée en dehors de Dieu. Le problème n’est pas tel ou tel péché qui consisterait à manger trop de chocolat ou à coucher n’importe comment avec n’importe qui. Le risque auquel est confronté chaque être humain est celui de tenir Dieu à distance et de se voir conforté dans son choix pour toujours.
Le policier de Paris et le père Kolbe ont écopé d’une sanction qui devait en frapper d’autres. Elle n’aurait pas dû les toucher mais ils l’ont volontairement subie à la place des autres. C’est ainsi que les chrétiens affirment que Christ est mort pour nous. Innocent, il est passé par les ténèbres de la croix à notre place. Il a assumé le châtiment de notre péché. Par là, il est pour nous effacé. Ressuscité, il nous dit : « La lumière, c’est possible, si vous le voulez. La vie éternelle, c’est possible, si vous le voulez. Venez à moi. »
C’est là le summum du service, et un exemple à suivre dans notre vie chrétienne. Tous peuvent s’en inspirer. C’est là un geste d’amour extraordinaire qui appelle en retour notre amour. C’est là le fondement de notre motivation en tant que chrétiens.
« Le Fils de l’homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour beaucoup. »