Témoignage d'un pasteur heureux
Dans la même lignée que « le métier de pasteur » (avril 2024), et du même auteur... Et toujours pour faire réfléchir !
La nuit est tombée. La soirée au vert de ce camp du groupe de jeunes était longue, et nous rentrons maintenant au centre. Ma voiture, un simple monospace, est la dernière à partir. Je m’installe au volant, sans trop savoir qui est à bord. Un jeune, devant. Je me retourne… ils sont quatorze en tout ! Et nous devons passer devant la gendarmerie ! Non, je ne raconte pas la suite de l’histoire !!!
Je sortais de l’hôpital. Je venais de quitter une fille de dix ans pleurant sur son lit, atteinte d’une leucémie, en proie à des tourments sans nom. Je pleurais aussi. Dieu, au secours ! Avant-hier, je sors de chez elle, à la maison. Elle va mieux… et m’a demandé de l’accompagner vers le baptême. Les larmes viennent, mais pas les mêmes !
Ou encore cette visite à un couple âgé de l’Église – soixante-dix ans de mariage – qui me parle de pardon, qui sait encore rire et aimer… et qui ne me laisse pas repartir sans une bouteille de vendanges tardives (les connaisseurs de vins d’Alsace apprécieront).
Heureusement pour vous, je n’ai pas bonne mémoire. Sinon, je vous infligerais d’autres anecdotes de ce genre, accumulées au fil de mes années de service pastoral.
Un bon pasteur peut-il être heureux ? Ne faut-il pas qu’il ploie sous la charge ? La joie ne lui est-elle pas suspecte, synonyme de légèreté coupable ? Faut-il qu’il fasse preuve d’une sombre abnégation pour être crédible ? Sa satisfaction est-elle légitime ?
Je voudrais tout d’abord rendre hommage aux personnes sans nombre que j’ai reçues dans mon petit bureau, ou que j’ai visitées. La plupart du temps – soyons réalistes – elle m’ont apporté quelque chose. Pas une poule ou une salade comme jadis – encore qu’une chrétienne m’a un jour apporté un bœuf bourguignon à partager pendant l’entretien – mais leur richesse. J’ai été témoin de luttes courageuses, de questionnements pertinents, de joies, de peurs et d’inquiétudes. J’ai été admis dans des fors intérieurs, j’ai pu admirer l’âme humaine. Combien de fois ai-je été impressionné ! Gloire au Créateur.
Dans ces entretiens pastoraux, j’ai eu l’occasion de consoler, d’encourager, mais aussi de remettre d’équerre, de dénoncer le mal. Ces temps, je les trouve importants et ne voudrais les remplacer par rien au monde. Avoir été utile, et l’être encore, au moins un peu, à des frères et sœurs dans la foi, ou plus largement à des personnes de toutes sortes, voici mon bonheur. Bonheur d’être celui à qui on peut parler librement, qui ne fait pas tomber de couperet, qui vous fait sourire alors que vous veniez la gorge nouée. Celui qui fait partager, autant qu’il le peut, l’amour du Dieu saint.
Je n’y suis pas toujours parvenu, d’ailleurs. Le bonheur dont je parle n’oblitère pas le devoir de remise en question, les doutes même. Prétendre au bonheur n’est pas de l’autosatisfaction, je vous assure. C’est de la reconnaissance à Dieu et aux personnes que j’ai croisées.
J’ai parlé d’un baptême tout à l’heure. Chaque baptême a son histoire. Chaque baptême est une fête. Par exemple, celui de cet homme trisomique, qui a été au centre d’un de mes plus beaux cultes de baptême. Ou ceux de trois jeunes dans une crique du Cap Vert, avec des témoignages rendus en cercle sur la plage, au son des vagues. À chaque fois, le récit d’une rencontre d’un être humain avec Dieu, la fraternité qui explose de mille couleurs. À chaque fois, le bonheur.
Je vous vois froncer le sourcil : trop beau pour être vrai ! Et je vous réponds : effectivement, je ploie souvent sous la charge, je manque de temps ; non, je ne passe pas mes journées avec un sourire béat aux lèvres ; oui, c’est un véritable esprit de service qu’il faut avoir chevillé au corps. Abnégation, parfois, oui. Je me souviens d’un chaud après-midi d’été où je courais après un jeune homme qui menaçait de se suicider. En plein effort, plein de sueur à crapahuter dans les beaux quartiers de Mulhouse, j’entendais les ploufs et les plafs des piscines accolées aux magnifiques villas… Rrrhha ! Rassurez-vous, le jeune homme va bien. Tiens, en parlant de piscine… j’ai eu le privilège de le baptiser, lui aussi. Et puis toutes ces soirées où je ne suis pas à la maison, et ces renoncements à tel ou tel loisir… Et ces accompagnements qui ne donnent rien, et ces entretiens sans vrai dialogue, ces gens qui se dérobent, ces relations trop compliquées, dont il faut parfois se protéger, et ces projets qui ne tiennent pas…
Si je parle de bonheur, je ne parle pas de facilité, ni de réussites que je placarderais fièrement pour qu’on admire mon extase. Oui, servir Dieu donne un sens infiniment fort à la vie que l’on mène. C’est néanmoins une voie pleine d’incertitudes : on s’adresse à des êtres humains libres de leur pensée, de leur vie, qui écouteront ou pas ce qu’on dira ; on agit sur un terrain qui n’est pas le nôtre, mais celui de l’Esprit saint, qui souffle où il veut, comme a dit Jésus ; on entreprend sans être maître d’œuvre, mais en laissant ce rôle à Dieu, dont « les pensées ne sont pas nos pensées ». Pourrais-je même parler de risque ? Risque de l’échec, du ratage ? Bien sûr que oui. Ce n’est pas parce qu’on se met au service de Dieu que tout ce qu’on fait fonctionne comme sur des roulettes. Mais je préfère être de celles et ceux qui essaient ! Et qui essaient à la lumière du Dieu tout-puissant.
Alors heureux, le pasteur ? Il y a un temps pour tout, comme disait l’Ecclésiaste : un temps pour pleurer, pour rire, pour sourire de soi, un temps pour intercéder, pour s’inquiéter, pour douter même, mais aussi pour vivre une certitude, ressentir une immense sécurité, et un temps pour écouter, surtout, toujours… Dans toutes ces facettes de la vie pastorale, scintille le bonheur de servir Dieu et de servir les humains qu’il a créés. Le bonheur d’y consacrer sa vie. Le bonheur d’aider les autres à être heureux, auprès du Dieu plein de grâce.
Ce bonheur, je le souhaite aux personnes qui décideront de prendre la voie du service pastoral.