PAR : Audrey Vandenbroeck-Torrini
Pasteure, Communauté chrétienne de Stockel

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À Bible ouverte
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Siloé… les deux textes du Nouveau Testament que je vous invite à relire (Lc 13.1-5 ; Jn 9.1-7) ont pour point commun d’être les seuls à mentionner cet endroit : un bassin à l’intérieur de la muraille de Jérusalem, dont on a trouvé les sites archéologiques en 2004, datant du temps du roi Ézéchias.

Dans votre Bible : Luc 13.1-5 et Jean 9.1-7

Mais ce n’est pas cet élément que je voudrais détailler avec vous. Un autre point commun entre les deux textes m’interpelle davantage : la souffrance et la mort d’innocents.

bassin

Des drames humains.

Deux drames nous sont rapportés dans le texte de Luc 13.1-5. Tout d’abord, un acte épouvantable de Pilate. Nous n’avons pas de trace de cet épisode dans les sources extrabibliques, mais on sait d’après Flavius Josèphe et Philon que Pilate était un homme cruel et corrompu. Plusieurs massacres de ce genre ont eu lieu sous son mandat de gouverneur romain de la Judée de 26 à 36 après J-C. Il a d’ailleurs été rappelé à Rome après un massacre de trop, celui d’un groupe de Samaritains. Le fait colle donc complètement au portrait historique de Pilate. Apparemment, des pèlerins allaient faire un sacrifice au Temple, et Pilate les a fait massacrer à cette occasion. Ce n’était pas juste un acte terrible. Pour les gens de l’époque, cela déstabilisait aussi la conscience religieuse : comment ces gens avaient-ils pu être tués alors qu’ils étaient justement au Temple…

des massacres

Je pense que nous avons pu ressentir un choc similaire quand le prêtre Jacques Hamel a été égorgé par un terroriste juste après la messe en juillet 2016. Ailleurs dans le monde, comme le relaie souvent l’association Portes Ouvertes, des chrétiens sont parfois massacrés au sein même des églises. Pourquoi, Seigneur ? Cela vient nous toucher profondément, également dans notre conscience spirituelle, en raison des circonstances des actes posés.

Le texte de Luc évoque ensuite un deuxième drame, qui semble avoir été un accident cette fois-ci. On sait que Pilate avait fait construire un aqueduc à proximité, avec l’argent du trésor du temple, ce qui avait soulevé une indignation populaire. Peut-être y a-t-il eu un accident lors des travaux ? C’est une hypothèse. En tout cas, l’épisode semblait bien connu parmi les auditeurs de Jésus. Et dix-huit innocents y sont morts.

Et puis dans Jean 9.1-7, il y a, là sur la route, un aveugle-né, un misérable, une personne que le sort a frappée, comme le comprennent les disciples.

Une souffrance méritée ?

drames

Un massacre dû à la main humaine, un tragique accident, une souffrance portée dès la naissance… Nous connaissons nous aussi, aujourd’hui, des situations bien similaires… Des centaines de milliers de personnes ont été emportées par le coronavirus, d’autres ont souffert d’un isolement terrible en raison des mesures sanitaires… Face à cela, et à bien d’autres drames contemporains, la question qui monte, c’est « pourquoi ? ».

Cette question est tellement profonde, tellement existentielle, elle vient tellement ébranler nos fondements, nos croyances, nos valeurs, notre foi, qu’à toutes les époques, les êtres humains ont voulu y trouver une réponse.

Chez Luc, Jésus devine la question et la devance chez ses interlocuteurs. Dans Jean, les disciples la formulent ouvertement : cette souffrance doit être méritée d’une manière ou d’une autre. Pour l’aveugle, peut-être n’est-ce pas lui directement, mais ses parents au moins (Jn 9.2). Les rabbins de l’époque avaient même élaboré cela théologiquement, en s’inspirant du Psaume 89.33, qui dit « Je châtierais leur péché avec le bâton », ou encore, en le sortant carrément de son contexte, d’Ézéchiel18.20 : « C’est l’homme qui pèche qui mourra. » Ainsi, le malheureux était aussi coupable et blâmé pour son malheur. Dans le livre de Job également, un des amis de Job, Éliphaz, tente avec ironie de le raisonner : « Est-ce à cause de ta piété qu’il te châtie ? » (Job 22.4).

L’être humain revient toujours à la question du mérite : s’ils sont morts dans l’accident, c’est qu’ils ont dû pécher plus que les autres. S’il est né aveugle, c’est que son péché ou celui de ses parents retombe sur lui. Si le malheur frappe, c’est parce que Dieu punit. Nous projetons une forme de justice du talion sur la volonté divine. Le malheur est une conséquence, une punition, un sort mérité des fautes. Nous ne parlons pas ici de l’analyse de la cause effective, comme par exemple lorsque l’on se demande : « Est-ce que l’émergence d’une pandémie est une conséquence des comportements humains ? » Il s’agit bien plutôt du pourquoi existentiel : pourquoi certaines victimes innocentes portent-elles personnellement les conséquences tragiques d’un mal, quelle que soit son origine ?

Dans des systèmes laïcs, l’origine du malheur, à défaut de pouvoir blâmer Dieu, a souvent été reportée sur des boucs émissaires, souvent des minorités : les Juifs pendant la Shoah, les immigrés dans les temps de crise économique. Nos systèmes de pensée ne peuvent supporter de laisser une telle question ouverte, ils doivent pouvoir se refermer sur une réponse.

La réponse du Christ

Que répond le Christ à cette question ? L’ont-ils mérité ?

Ceux que Pilate a massacrés l’ont-ils mérité plus que les autres ? « Non, je vous le dis. » (Lc 13.3). Ceux qui sont morts dans un accident ? « Non, je vous le dis. » (Lc 13.5). Est-ce à cause de ses parents ou de ses propres fautes qu’il est infirme ? « Ce n'est pas que lui ou ses parents aient péché. » (Jn 9.3). Seigneur, tous ceux qui sont malades, à l’hôpital, tous ceux qui ont été arrachés à leurs proches, l’ont-ils mérité d’une manière ou d’une autre ? J’entends le Christ nous murmurer : « Non, je vous le dis. »

Je remercie le Christ pour cette réponse qui libère, qui vient faire éclater des systèmes théologiques qui persistent encore jusqu’à aujourd’hui et qui consistent à blâmer le malheureux pour son malheur. Cette réponse est essentielle. Car, derrière le « l’ont-ils mérité ? », il y a cette vraie question plus profonde encore : « Est-ce ta justice qui s’exerce, Seigneur ? » Il nous faut oser répondre « non », à la suite du Christ.

Mais alors quoi ? Pourquoi ? Déjà dans l’Ancien Testament, Dieu ne répond pas à toutes les questions de Job, sinon en le renvoyant à d’autres questions : « Où étais-tu quand j’ai fondé la terre ? » (Job 38.4).

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Ici, Jésus réfute, catégoriquement, mais il s’arrête là. Il ne spécule pas. Il ne rentre pas dans ce jeu de la pensée. La théologienne France Quéré ose dire : « Jésus prie ses disciples de ne pas tourner la tête vers la nuit compacte de la douleur : rien n’y luit ; le mal ne s’explique pas. S’il s’expliquait, il serait légitime. »

La réponse de Jésus : c’est non, n’en cherchez pas l’origine existentielle, mais tournez-vous vers vous-mêmes et vos agissements futurs. Dans le texte de Luc, il formule un avertissement : changez (Lc 13.3). Jésus ne regarde pas à l’origine du malheur, mais à l’avenir des vivants : il y a des choses à rectifier, il y a un mal qui peut être la conséquence de nos propres actes.

Il y a des leçons à tirer de cette crise de la pandémie que nous traversons encore. Aura-t-on le courage de changer, d’agir ? De changer radicalement certaines choses ? N’est-il pas vrai que si l’homme s’entête dans certaines voies, il va en payer les conséquences ? L’Ancien Testament l’exprimait aussi : « Mais mon peuple n'a point écouté ma voix, Israël ne m'a point obéi. Alors je les ai livrés aux penchants de leur cœur, et ils ont suivi leurs propres conseils. » (Ps 81.11-12). Dieu laisse la liberté intacte. Jésus renvoie chacun à sa responsabilité individuelle, comme il le fait souvent.

Ensuite, il répond au problème de la souffrance par l’action. Dans Jean, la même négation est assortie d’un appel à agir : travaillons tant qu’il fait clair. « Tant qu’il fait jour, il faut que nous accomplissions les œuvres de celui qui m’a envoyé. » Ce « nous » a interpellé plusieurs commentateurs. Pourtant, il dit bien ce qu’il dit : nous, les suiveurs du Christ, sommes associés à cet appel à l’action. Tant que nous le pouvons, accomplissons les œuvres du Père, du Fils et de l’Esprit. Tant qu’il y a de la souffrance, œuvrons, par tous les moyens possibles.

Engagés face au mal

C’est donc une vraie réponse que le Christ offre à la souffrance : ni stoïcisme ni relativisme, ni dolorisme ni cynisme, mais action responsable. La souffrance, le malheur qui surviennent ne laissent pas Dieu indifférent. Il est le premier à l’œuvre (Jn 9.3).

L’origine du malheur reste obscure, ténébreuse, opaque, comme tout ce qui touche au mal. Ne pas l’expliquer signifie aussi ne pas lui permettre d’obtenir une place dans la construction. Comme dit France Quéré : « Si on l’expliquait, il s’incorporerait à l’ordre du monde, il sculpterait une pierre à l’édifice et, par conséquent, cesserait d’être exécrable, puisqu’il concourrait au bien individuel ou collectif. » Non, le mal ne s’explique pas. On ne peut jamais en faire une affaire classée. Aucune théologie ne devrait pouvoir expliquer le mal, en tracer le contour ou le pourquoi. Le mal reste inadmissible, le mal reste inacceptable. Jésus ne donne pas d’explication de son origine pour remplacer celle des disciples.

drames

Nous ne devons ainsi jamais accepter le mal. Un fatalisme ou une distanciation par rapport à la souffrance n’a pas sa place dans une approche chrétienne. Œuvrons à notre niveau pour aider, pour soulager, pour compatir, pour pleurer avec ceux qui pleurent, pour soigner, pour consoler, pour prier pour les malades.

Et qu’en est-il de ceux qui nous ont quittés ? Nous pouvons porter nos yeux sur une autre dimension. Dieu n’est pas insensible au sang des hommes. En effet, depuis le commencement du monde, depuis la Genèse, le sang des innocents crie jusqu’à Dieu. « Le sang de ton frère crie. » (Gn 4.10). Si la mort d’innocents nous heurte, c’est à juste titre. Aux oreilles de Dieu, l’injustice crie.

Ainsi, quand nos entrailles sont remuées par l’injustice du sort qui frappe des victimes innocentes, c’est que notre cœur est à la bonne place. Soyons certains que le Seigneur lui-même est celui qui entend le plus et compatit le plus, et qu’il établit un Royaume où cela n’aura plus sa place. Sa compassion avec la souffrance humaine a été telle qu’il est allé jusqu’à envoyer son Fils souffrir avec nous.

Nous ne devons donc pas nous laisser déstabiliser par notre désarroi et notre révolte face à la souffrance. La souffrance devrait toujours nous indigner et nous appeler à agir. Elle a poussé Jésus à guérir cet aveugle dont nous parle Jean (Jn 9.7).

Ne scrutons pas l’origine du mal que nous vivons aujourd’hui, mais au contraire, écoutons l’appel du Christ qui ouvre vers l’avenir et vers un changement profond d’attitude, vers une conversion, une transformation, vers un monde où l’humain marche en luttant de toutes ses forces contre le mal, et en agissant au cœur de la souffrance, en attendant le Royaume.

Notre Dieu n’est pas insensible à la souffrance humaine, il en est solidaire et compatit avec nous. Puissions-nous saisir nous aussi notre propre responsabilité à agir avec lui, pour ne pas nous emmurer dans l’indifférence. Que le Seigneur nous bénisse.

Article paru dans :

avril 2021

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