Quand la Réforme entre en Cène
Nous connaissons Calvin. Luther aussi. Pour Zwingli, il faut déjà réfléchir. Quant à Bullinger… ça se complique, sauf peut-être pour les Suisses. La première fois que j’en ai entendu parler, c’était en juin 1984, lors de la leçon donnée par Paul Sanders à l’occasion de la cérémonie de clôture à l’Institut biblique de Nogent-sur-Marne. Le propos était vivant, drôle et inédit. Beaucoup ont alors découvert ce réformateur encore peu évoqué par les historiens. Paul Sanders était alors le professeur d’histoire de l’Église à l’Institut biblique. Parallèlement, il travaillait à sa thèse, qui traitait des controverses sur les sacrements au sein du protestantisme naissant et du rôle joué par les réformateurs zurichois Zwingli et Bullinger dans le dialogue avec Luther et Calvin pour la mise en place d’une théologie réformée de la cène.
Après des années d’engagements et de responsabilités dans diverses institutions, en France et à l’étranger, il est maintenant ancien dans notre Église-sœur de Saint-Sébastien-sur-Loire. Il a profité de sa retraite pour mettre sa thèse à la portée de tous, ce que nous attendions depuis quarante ans. Qu’il en soit remercié, c’est une vraie réussite. Le titre de l’ouvrage, Quand la Réforme entre en Cène est une vraie trouvaille et la couverture élégante donne vraiment envie de l’acquérir. Certes, sa lecture est relativement exigeante. Cependant on ressort de l’étude du livre enrichi et éclairé sur les questions abordées.
Nous savons tous que le terreau sur lequel la Réforme est survenue est un catholicisme qui s’était déformé au cours des siècles. Nous savons aussi que la volonté d’un retour à la Parole de Dieu, à une foi plus dépouillée, a été vigoureusement combattue, jusqu’à la persécution. En revanche, les querelles qui ont opposé les protestants entre eux pendant tout le XVIème siècle nous sont généralement étrangères. Alors que l’unité entre les tenants de la nouvelle religion aurait permis de faire front, des polémiques, parfois très violentes, ont sévi, particulièrement sur la compréhension de la cène. Paul Sanders les présente avec beaucoup de pédagogie et de clarté ainsi que leurs protagonistes : Zwingli, le réformateur de Zurich, et Bullinger, son successeur. En retraçant leur biographie, l’auteur replace les deux hommes dans le contexte d’une Renaissance foisonnante où l’humanisme supplante les méthodes d’enseignement utilisées pendant le moyen-âge (la scolastique). Il montre aussi combien les questions religieuses et politiques étaient mêlées. Les états devaient embrasser la religion du prince et celui-ci participait aux débats théologiques. Il les convoquait même ! Nous sommes loin de la séparation des Églises et de l’État !
Ce qui pose problème à l’époque est l’interprétation qu’on fait des sacrements (baptême et cène). Zwingli adopte le sens profane du terme qui renvoie à l’engagement, au serment. Pour lui, la cène est un mémorial, le pain et le vin représentant symboliquement le sacrifice de Jésus. Pour les catholiques, l’eucharistie (la messe) est un sacrifice renouvelé. Les éléments, par l’invocation du prêtre, deviennent le corps et le sang de Christ et sont offerts à Dieu. L’acte est efficace en lui-même et confère des grâces à celui qui communie. Luther lui, parle de consubstantiation, les éléments étant à la fois pain et vin et corps et sang et l’eucharistie ayant aussi son efficacité propre. Zwingli considère que c’est s’écarter de la Sola Scriptura puisqu’on y rajoute quelque chose. Par ailleurs, pour lui, la foi précède la cène, elle est nécessaire à celui qui y participe. La célébration symbolise le corps du Christ, manifesté dans le rassemblement des fidèles. Alors que Luther y voit un acte plutôt individuel voire privé, Zwingli estime que la cène est communautaire. Ils ne purent jamais s’entendre. Après la mort de Zwingli, Bullinger tenta en vain de renouer le dialogue avec Luther, d’autant plus que Zwingli avait évolué et ne parlait plus de symbolisme. Finalement, c’est Calvin qui reprend le flambeau et une longue correspondance s’ensuit. Les deux théologiens commencent par définir le vocabulaire. Il n’est plus question de présence réelle mais de présence spirituelle. L’Accord de Zurich est signé en 1549 après consultation des Églises concernées. En effet, cette controverse intéressait au premier chef les communautés réformées.
L’histoire ne s’arrête pas là. L’association baptiste, dans sa confession de foi, reprend la notion de symbolisme : « Nous croyons que le pain et le vin sont les symboles du corps immolé et du sang versé de notre Sauveur et qu’en y participant, les chrétiens témoignent qu’ils sont un seul corps avec Jésus-Christ. » C’est un peu paradoxal quand on sait combien Zwingli a combattu les anabaptistes dont nous sommes en partie les héritiers.
Quand la Réforme entre en Cène (Éditions la Cause, 2023, 248 p., 24 €)