Le procès des viols de Mazan Sommes-nous concernés ?

Le procès des viols de Mazan, suivi jour par jour, de septembre à décembre 2024, par la presse nationale et internationale, est à bien des égards « hors normes ». Les actes jugés dépassent l’entendement : pendant neuf ans, une femme a été systématiquement violée, offerte inconsciente à des inconnus recrutés sur internet, traitée en objet sexuel, filmée, dans un système sordide méticuleusement mis en place par son propre mari, dont les attentions et la normalité « côté jour » n’ont eu d’égales que la perversité « côté nuit ». Le nombre d’agresseurs et de viols subis stupéfie : ils sont cinquante-et-un dans le box des accusés, de tous âges et de tous profils ; certains sont venus plusieurs fois. Face à eux tous, une personne, un visage, une voix : Gisèle Pelicot, icône de courage et de résistance, figure d’humanité vulnérable mais toujours debout, qui choisit d’exposer l’horreur et l’indicible subis « pour que la honte change de camp ». Et la justice, qui doit donner la parole à tous, confronter, établir les faits et les motivations, rappeler et appliquer la loi, rétablir normes et principes là où tout a été transgressé.
Face à l’insoutenable, la tentation est grande de se mettre à distance. L’affaire est trop monstrueuse, elle ne concerne qu’une frange particulière d’individus : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas nous, c’est l’autre ! » D’ailleurs, n’y a-t-il pas indécence à exposer tant de sordidité ? Ne vaut-il pas mieux couvrir d’un voile pudique de telles réalités ? Quant à nous, chrétiens, notre éthique ne nous protège-t-elle pas de tels débordements ?
Les dimensions de ce procès singulier barrent toutes ces échappatoires. Les personnes impliquées dans ces viols sont trop nombreuses pour être réduites à un profil singulier. Ils sont âgés de vingt-sept à soixante-quatorze ans. Ils s’appellent Dominique, Patrick, Redouane, Lionel, Charly. Ils sont magasinier, pompier, chauffeur, boulanger, retraité. L’un est père d’un garçon de six ans, l’autre allait se marier quelques jours plus tard ; l’un est fils de pasteur, l’autre est décrit par ses proches comme une personnalité attachante, généreuse, sociable et serviable ; l’un est passionné de vieilles voitures, l’autre se présente comme un homme sans histoires, une personne bienveillante, passionnée de moto et de basket. Certes, tous se connectent sur un site internet permettant des rencontres sexuelles et libertines, et adhèrent à la proposition d’un scénario libertin à trois. Certains, le soir du rendez-vous, sont sous l’emprise de cannabis, ou de drogues excitantes. Mais, en termes de profil, la plupart sont des personnes banalement communes. Impossible de les classer, a priori, comme dangereux ou comme violeurs potentiels. Cette banalité questionne, insécurise : en tant qu’homme, de quoi serais-je capable, en certaines situations ? en tant que femme, à qui puis-je me fier ?
Le trouble s’accentue par le fait qu’un mari, extérieurement aimant et attentionné, traite son épouse de manière si totalement sordide, à son insu, et la livre à d’autres pour sa propre jouissance. Le fait brut est sidérant, par sa nature et sa perpétuation. La trahison laisse sans voix. Le double jeu permanent est inimaginable. Et il s’agit là d’un couple, stable, et apparemment sans histoire. Ce contraste oblige à questionner le vécu de nos intimités conjugales, malgré les vernis extérieurs de normalité. Il s’agit là, bien sûr, d’un questionnement propre à chacun. Le procès de Mazan a mis en lumière la notion de consentement comme essentielle à la légitimité de toute relation sexuelle. Sans consentement, on bascule du côté du viol. Cette nécessité du consentement s’applique également dans le cadre intime de la vie d’un couple, qu’il s’agisse de l’opportunité d’une relation sexuelle ou de la forme qu’elle peut prendre. Le respect de la personne et de l’intégrité d’un conjoint
demande de ne jamais outrepasser une réticence ou un refus de sa part. La sensibilité à l’autre se manifestera par une attention à ses désirs et à sa disponibilité, en veillant à ne jamais lui imposer mes désirs ou mes fantasmes. La liberté sexuelle d’un couple est d’autant plus riche qu’elle est basée sur ce respect fondamental. Elle suppose que l’on se parle, et que l’on accepte la parole et le ressenti de l’autre.
Le mariage n’implique pas, de facto, la présomption de consentement des époux à l’acte sexuel. La notion de « devoir conjugal », comprise comme l’obligation imposée à un conjoint de satisfaire tous les désirs sexuels de l’autre, est une trahison de l’éthique biblique du mariage, engagement basé sur un vis-à-vis authentique, respectueux des personnes, dans la recherche du bien de chacun, et d’abord de l’autre. S’il y a « devoir conjugal », c’est celui du respect, toujours ! Et, à l’ère de la pornographie, d’une évaluation critique des pratiques qui s’y exposent, si souvent humainement avilissantes, au seul service de l’excitation masculine.
Certains accusés, lors du procès, ont tenté de faire valoir l’idée d’un consentement par procuration. « Comme le mari m’avait donné la permission, pour moi elle était d’accord. » Voilà comment on efface, d’une phrase, une personne ! Mais la Bible ne donne-t-elle pas ce droit aux maris ? « Ce n’est pas la femme qui dispose de son corps, c’est le mari. » (1Co 7.4). Attention aux contresens ! Car Paul ajoute la réciproque : « Et ce n’est pas l’homme qui dispose de son corps, c’est la femme. » L’apôtre ne parle pas ici d’un droit de l’un sur l’autre, ouvert à toutes les instrumentalisations. Il parle d’un abandon de chacun à l’autre, dans la confiance et dans l’amour. Avec les mêmes mots, deux optiques totalement opposées !
Ce procès questionne profondément les relations hommes-femmes dans notre société. Les hommes s’y voient dans le « mauvais rôle », celui de l’accusé. Les uns se défendent, les autres se questionnent. Mais c’est oublier celle qui est dans le « pire des rôles », celui de la victime. Bien des femmes s’identifient spontanément à Gisèle Pelicot. Certaines se demandent comment garder complètement confiance en leur mari. Beaucoup se fédèrent, comme le dit très finement la journaliste Marlène Thomas*, « autour d’un conditionnel » : elles pourraient être à la place de Gisèle Pelicot. Exagération ? C’est oublier la somme quotidienne de paroles déplacées, de blagues graveleuses, de gestes inopportuns, de regards lubriques, de sollicitations trop appuyées. Et la réalité, insoutenable, des deux-cent-dix-sept mille femmes victimes de violences sexuelles chaque année en France, et le nombre toujours croissant de celles victimes de violences conjugales. Telle est bien la triste réalité de notre société, au sein de laquelle il nous faut vivre au jour le jour, nous défendre si nécessaire, nous comporter d’une manière digne du Christ toujours, éduquer et armer nos enfants, agir solidairement en faveur des victimes, œuvrer à des cercles relationnels sécures et respectueux.
Fallait-il déballer tout cela au grand jour ? Le choix assumé par Gisèle Pelicot, à un prix personnel immense, permettra à d’autres victimes de surmonter la honte, pour témoigner, afin que la honte change effectivement de camp. Cette femme courage, dans sa vulnérabilité, a affronté chaque jour l’épreuve de ce procès hors norme. Avec, comme motivation profonde, les autres victimes. « Je veux qu’elles se disent que si madame Pelicot l’a fait, on peut le faire. J’exprime surtout ma volonté et ma détermination pour qu’on change cette société. »
Respect ! ■
(*) « L’onde de choc du procès des viols de Mazan chez les femmes : "Ce qu’a vécu Gisèle Pelicot peut nous arriver" », Libération, 30 octobre