PAR : Audrey Torrini
Pasteure, Communauté chrétienne de Stockel

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À Bible ouverte
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L’an dernier, j’ai suivi un séminaire de théologie publique, une branche d’étude qui, face aux crises que nos sociétés rencontrent, réfléchit à la contribution que le christianisme pourrait apporter pour solutionner ces crises.

Un étudiant athée prenait part à ce séminaire. Après avoir participé à des négociations de paix dans des pays sous haute tension, des négociations qui s’étaient soldées par des échecs, il venait avec curiosité pour voir ce que ce cours apporterait comme éclairage. À chaque cours, il posait la même question : « Mais quelle est la valeur ajoutée du christianisme pour la société ? » Cette question m’interpelle profondément. Qu’est-ce que la foi chrétienne change dans la vie ?

C’est avec les trois temps du week-end de Pâques – Vendredi saint, Samedi saint et Dimanche de Pâques – et quelques extraits de l’Évangile de Luc que j’aimerais cheminer vers quelques éléments de réponse.

Vendredi : la perte (Luc 23.32-39)

En méditant les textes de la Pâques, nous voyons bien que le chemin du Christ est une voie dont il peut être difficile de concevoir la « valeur ajoutée ». Pourquoi ? Parce que le point de départ de notre foi se situe autour d’un événement qui est une véritable descente aux enfers… Une histoire d’échec. Une histoire de perte.

Jésus, à sa passion, perd tout. Et il le fait consciemment. Il a choisi ce chemin.

Il perd sa réputation : il est placé entre des malfaiteurs. Aujourd’hui encore, dès que quelqu’un est cité dans une affaire judiciaire, la société ne le regarde plus de la même manière. La présomption de culpabilité règne bien souvent dans l’opinion publique. Les choses ne devaient pas être très différentes à l’époque. Ici, Jésus a été condamné, crucifié, mis au rang des malfaiteurs, lui qui toute sa vie a été un bienfaiteur. On le voit désormais comme un condamné, un agitateur, un criminel.

Homme en réflexion

Jésus perd aussi ses amis qui se détournent de lui. Perdre un ami, c’est quelque chose de terrible. C’est un déchirement dont la cicatrice ne disparaît jamais vraiment. Jésus, lui, perd tous ses amis.

Il est dépouillé de ses habits, qu’on tire au sort sous ses yeux. Cela ne ressemble pas aux récits anciens de la mort d’illustres personnages. Je pense à Socrate, par exemple, qui meurt en acceptant sa sentence, mais garde sa dignité. Ce n’est pas le cas de Jésus. Il est soumis aux moqueries, aux agressions verbales et physiques. On se moque de lui, avec cette pancarte violemment sarcastique : « roi des juifs ». Sa dignité est piétinée.

Et le Christ perd bien sûr aussi sa vie, dans la souffrance de la torture. C’est une histoire de perte totale, d’anéantissement.

Perdre apparaît certainement dans nos sociétés comme la chose la plus indésirable qui soit. Ce qu’on a, on ne veut pas le perdre. Ce qu’on souhaite, c’est gagner plus. J’ai été interpellée l’an dernier par cette phrase d’une méditation de carême de Christianity Today(*) : « Mais combien de fois ne faisons-nous pas des choix et ne prenons-nous pas des décisions dictés par l’idée de réussite ? Nous ne poussons pas nos enfants à exceller, mais tout de même à avoir de bonnes notes. Nous acceptons une promotion au travail, même si elle nous laisse moins de temps pour notre famille et nos amis. Nous orientons davantage nos conversations ou nos profils sur les réseaux sociaux vers nos succès que vers la banalité de notre vie. » Un chemin de perte, de dépouillement, de décroissance, de renoncement nous prend à rebrousse-poil, car nous sommes englués dans une logique de gain…

L’idée de perte est pourtant omniprésente dans l’enseignement de Jésus : « Celui qui conservera sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie à cause de moi la retrouvera. » (Mt 10.39). Je pense aussi, chez Luc, à toutes ces paraboles de perte : une femme qui perd une pièce, un berger qui perd une brebis, un fils qui se perd (Lc 15).

Mais alors qu’il perd tout, Jésus prononce cette phrase extraordinaire : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Lc 23.34). Ils pensent me prendre quelque chose, mais en réalité c’est moi qui me donne, par amour. La perte n’est pas sans fruits. Derrière l’apprentissage de la perte, il y a en fait celui du don, par amour. Quand Christ perd tout sur la croix, il donne tout. La perte est un chemin difficile, mais d’une grande puissance.

Ce chemin de la perte n’est jamais forcé. On peut l’apprendre petit à petit. Et cela m’amène à réfléchir… Est-ce qu’il y a encore de la place pour apprendre à me décharger de ce que j’ai, à lâcher certaines choses, ou suis-je, comme le jeune homme riche, possédé par mes biens ? Quand ai-je expérimenté une perte choisie pour la dernière fois ? Renoncer à un objet aimé, pour en faire un cadeau ? Renoncer à une part de confort, pour aider quelqu’un ? Perdre un peu de temps, pour écouter un inconnu dans la rue ?

Cela sonne sûrement douloureusement à nos oreilles, mais une valeur ajoutée du christianisme serait-elle celle de nous apprendre à perdre ? Et par là de nous apprendre à donner et à aimer au cœur d’un monde qui nous enseigne à gagner ?

Samedi : l’obscurité totale (Luc 23.44-49)

Quand Jésus meurt, le ciel s’obscurcit, à l’image du choc et du désespoir de ceux qui avaient mis leurs espoirs en lui. À ce stade, personne ne sait ce qu’il va se passer. Personne ne soupçonne la résurrection. Tous pensent que c’est la fin. On voit des réactions diverses face à cette mort : le regret du centurion ; la tristesse de la foule qui se frappe la poitrine ; la distance des femmes qui restent loin (Lc 23.47-49)…

Cette obscurité démarre à sa mort le vendredi, mais se prolonge assurément dans les cœurs encore le samedi, au lendemain de la mort du Christ. Les disciples ne voient pas encore l’acte d’amour qu’il y a derrière la croix. Ils sont juste dans l’obscurité.

Il y a quelque chose d’universel dans ce samedi. Nous allons tous devoir traverser des samedis de ce genre, des moments de perte totale de contrôle, de déception profonde par rapport à ce que nous avions prévu. Et c’est ce que vivent les disciples qui avaient projeté tant d’attentes sur Jésus…

Main dans l'obscurité

« Et s’il n’y avait pas de dimanche ? Et si c’était pour toujours samedi ? », demandait un homme affligé à un collègue pasteur. Dans cette obscurité, où Dieu est silencieux et où l’on ne connaît pas la suite, mais où l’on ressent qu’elle ne présage rien de bon, on perçoit le potentiel de désespoir de ce samedi.

Et pourtant, au milieu de cette scène d’obscurité, Jésus prononce une dernière parole qui peut nous inspirer pour tous nos samedis : « Père, je remets mon esprit entre tes mains. » (Lc 23.46). Ce père qui semble absent, qui est silencieux, est celui à qui Jésus se confie entièrement au moment le plus terrible parce qu’il sait, lui, que son Père reste à l’œuvre.

Quand je pense aux paraboles de Jésus qui parlent de perte, que ce soit celle de la pièce, de la brebis ou du fils, il y a à chaque fois quelqu’un qui cherche activement ou attend désespérément ce qui est perdu. Cette image m’a énormément touchée. La pièce, la brebis, le fils, ne peuvent se douter de cette réalité. Elle est invisible à leurs yeux, ils sont dans l’obscurité. Mais quelqu’un les cherche, les attend.

La phrase prononcée par Jésus, lui qui est dans cette situation de perte totale, nous ramène à cet invisible : notre père céleste tend ses mains vers ce qui est perdu. C’est une espérance qu’on ne pourra pas nous enlever. C’est un des enseignements de la croix, et c’est aussi ce qui donne sa force au christianisme. Même dans la situation la plus sombre, la plus désespérante, nous croyons que notre Père n’est pas insensible, ni inactif. Il cherche. Il attend de pouvoir sauver ce qui est perdu. Cette espérance nous est enseignée par Jésus. Dans le pire du pire, notre Seigneur pose cet acte de confiance : « Père, je remets mon esprit entre tes mains. »

Quels que soient nos samedis, mêmes les plus obscurs, nous pouvons faire cette expérience de tout lâcher entre ses mains, de tout lui remettre. J’aime cette image des mains ! Quand nous-mêmes ne gérons plus rien, nous sentons en chute libre, ces mains nous rattrapent, prennent en main pour nous ce qui est perdu. Nous ne pourrons pas être réduits à néant : ces mains tiennent dans leur amour notre être profond.

Dimanche : la joie retrouvée (Luc 24.1-10)

Quand on a expérimenté la perte et qu’on ne s’attend plus à rien, l’expérience de retrouvailles inattendues est bouleversante. Au tombeau vide, les femmes ne savent que penser. Elles sont saisies de crainte. Elles ont le visage baissé vers la terre… Il faut parfois du temps quand le Seigneur nous accorde une grâce que nous ne pensions plus possible… Comme Sara face à la promesse d’une grossesse dans son grand âge, il y a d’abord l’incrédulité (Ge 18.12)… Mais quand les femmes décident de croire les messagers, se remémorant les paroles de Jésus, elles courent raconter aux Onze et aux autres ce qu’elles ont entendu. C’est la course de la joie, comme le Père qui s’élance vers le fils perdu et retrouvé…

Ce qu’elles reçoivent après toute cette épreuve, elles n’auraient pu l’imaginer. Elles reçoivent l’annonce que le Christ est ressuscité, celui en qui elles avaient mis leurs espoirs ! Et elles choisissent de croire cette parole.

Photo festive de groupe

En croyant cette parole nous aussi, nous transfigurons notre rapport à la perte et à l’obscurité : nous croyons désormais que la perte par amour, que la confiance dans les ténèbres, ne sont plus jamais vaines. En suivant le chemin de la croix, quelque chose se passe, invisible à l’œil nu, qui peut aboutir à la résurrection. Le fait que le Christ soit ressuscité nous procure une joie profonde. La résurrection signifie que dans la foi, dans la dimension invisible de l’amour de Dieu, ce qui est perdu peut être sauvé. Ce qui est ravagé peut être reconstruit.

C’est quand on pense que tout est perdu, à vues humaines, et que nous lâchons tout, que Dieu peut faire un miracle, faire émerger quelque chose de neuf. La résurrection du Christ est au-delà de tout ce que nous aurions pu imaginer et cette semence de résurrection peut encore transformer nos vies aujourd’hui.

Le Christ est vivant ! « Il s’est laissé dépouiller lui-même jusqu’à en mourir, il s’est laissé placer au nombre des malfaiteurs, il a pris sur lui les fautes d’une multitude de gens, et il va encore intervenir en faveur des coupables. » (Es 53.12, NFC). Il va encore intervenir ! Voilà bien une source de joie.

La joie qui découle de cette vie nouvelle est d’une nature nouvelle. Et nos vies sont appelées à témoigner de la joie de ce qui a été retrouvé par la grâce du Seigneur… Les paraboles de la perte se finissent toutes dans la joie : ce qui est perdu a été retrouvé. Il y a de la joie dans le ciel… (Lc 15.7) et le Père invite à la fête !

La valeur ajoutée du christianisme

Alors, quelle valeur ajoutée apporte le christianisme dans notre monde ?

Sur le chemin de la passion, le vendredi me rappelle la valeur du chemin de la perte, à l’opposé de la logique du gain à l’œuvre dans le monde. Le samedi me rappelle que derrière la dure réalité de l’obscurité qui frappe tous les êtres humains à un moment ou l’autre de leur vie, les mains d’amour du Père sont à l’œuvre. C’est notre espérance. Le dimanche me rappelle la nature de la vraie joie, celle des retrouvailles, celle de la résurrection, celle du salut. C’est la joie de celui qui avait tout perdu, et à qui il a été rendu. Le Christ est vivant et sa résurrection change tout !

Aujourd’hui encore, nous pouvons témoigner de ces réalités et offrir à notre monde de goûter au Royaume de Dieu. Sens de la perte, espérance dans le noir et joie divine qui, en Jésus-Christ, nous transportent dans les cieux.


(*) NDLR : mensuel évangélique américain.

Article paru dans :

mars 2024

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Point de vue

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