De l'espérance pour nos fratries
Il est parfois surprenant de constater à quel point des frères et sœurs peuvent s'engager dans des dynamiques d'opposition, parfois violentes. Cette réalité, nous l'avons tous vécue de près ou de loin, que ce soit en tant qu'enfants, membres d'une fratrie, ou parents. Même à l'âge adulte, les relations fraternelles peuvent être le théâtre de grandes douleurs, marquées par des ruptures prolongées. Qu'il s'agisse de conflits ouverts ou de tensions sourdes, ces querelles demeurent toujours éprouvantes.
Dans le Pentateuque, les tensions fraternelles reviennent comme un motif récurrent. Caïn et Abel, Ésaü et Jacob, Rachel et Léa, Joseph et ses frères… La fratrie semble souvent être le lieu de la discorde et des blessures profondes. Est-ce une fatalité, un horizon sans issue ?
Revenons à l'une des histoires les plus célèbres de la Bible : celle de Caïn et Abel (Gn 4,1-16).
Ce récit des origines nous présente l’histoire d’une famille ordinaire : deux parents, deux enfants. Chacun porte un nom, exerce un métier distinct, et développe sa propre personnalité. Une scène familière, mais le texte va attirer notre attention sur le profond défi de la fraternité.
Le frère ou la sœur, c’est le premier être humain auquel je peux me comparer. Il est mon miroir, mon rival, celui dont je cherche à me distinguer ou que je tente d’imiter. Il est aussi l’objet de l’amour parental, avec toutes les projections et attentes que cela implique. Cette proximité impose la confrontation à la différence : malgré des gènes partagés, une éducation semblable et un environnement commun, les inégalités surgissent dès le berceau. Ce qui se joue entre frères et sœurs n’est jamais insignifiant, car c’est dans cette relation première que nous apprenons à gérer la diversité humaine. Nous y découvrons la nécessité de faire de la place à l'autre, d'accepter les limites que la différence impose, mais aussi la richesse que cette altérité peut apporter.
Le récit de Caïn et Abel nous alerte toutefois : cet apprentissage est loin d'être évident. Au cœur de la fraternité, peut germer une racine toxique, celle de la jalousie, forme relationnelle de la convoitise. Un rabbin, en commentant ce passage, suggérait que le véritable péché originel pourrait être cette jalousie destructrice, qui mène au désir d'effacer l'autre, de le nier dans son existence même.
Et moi ?
Avant d'aborder la jalousie, intéressons-nous d’abord à Caïn, figure centrale du récit. Tout semble, à première vue, assez ordinaire. Pourtant, des exégètes ont relevé quelques anomalies. Par exemple, l'absence du père. C'est la mère seule qui déclare : « J'ai conçu un homme grâce au Seigneur » (4.1). Certains y voient un émerveillement maternel, mais d'autres soulignent une forme d'accaparement, presque possessif, qui ne présage rien de bon. Plus tard, à la naissance de Seth, Ève dira plutôt : « Dieu m’a accordé un fils » (4.25), signe d'une évolution décisive. Autre détail frappant : Abel est présenté non pas pour lui-même, mais uniquement comme le « frère de Caïn », son nom signifiant « buée », « vapeur », ce qui laisse peu de place à son existence propre. Le récit laisse subtilement entendre que Caïn est au centre de l'attention, au détriment d’Abel.
Le temps passe. Abel devient berger, Caïn cultivateur. Chacun offre un présent à Dieu. De nombreux commentaires ont été faits sur la nature de ces offrandes. Abel choisit de beaux morceaux, tandis que, pour Caïn, cela n’est pas précisé. Certains y voient la preuve d’une offrande négligée, justifiant le fait que Dieu ne l’agrée pas. Cette logique traditionnelle du « mérite » impliquerait que Caïn est en faute. Pourtant, le texte ne dit pas que Caïn a mal agi, à ce stade.
Peut-être que l'attitude de Dieu reflète un enjeu plus profond, celui de secouer une situation familiale déséquilibrée : Abel aurait besoin d’une reconnaissance qui lui permette d’exister pleinement, tandis que Caïn aurait besoin d’être décentré, de s'ouvrir à l'autre. Car Dieu cherche toujours la vie, pour Abel comme pour Caïn.
Les familles sont si souvent piégées dans des schémas. Peut-être Dieu tente-t-il d’ouvrir une brèche, de pousser Caïn à sortir de son égocentrisme et à s’ouvrir à la relation, tant avec Dieu qu'avec son frère ? Mais Caïn s’enferme dans sa logique : Et moi ? Pourquoi pas moi ? Que se passe-t-il en nous, lorsque nos frères et sœurs, de sang ou de foi, reçoivent des grâces, des réponses aux prières, des bénédictions ? Quelles sont nos réactions spontanées dans le secret de nos cœurs ? Dans ces réactions, peut se révéler un péché tapi à notre porte, dans notre rapport à l’autre et dans notre rapport à Dieu. L’autre est-il un cadeau ou une menace ? Une richesse ou un concurrent ? Il y a bien sûr entre ces deux extrêmes toute une palette de ressentis humains complexes et nuancés, chargés de l’histoire de la relation… Mais au bout du compte, parvenons-nous à quitter la comparaison et à nous réjouir ? C’est une question profonde, et nous ne pouvons que répondre pour nous-mêmes, face à Dieu.
Caïn, lui, est irrité et abattu. Portons notre attention sur l’attitude de Dieu. Il vient tout de suite près de Caïn. Le fait que Dieu prête moins d’attention à son offrande ne signifie ainsi pas qu’il se désintéresse de lui. Au contraire, il se fait proche de lui, il vient lui parler. Bel enseignement pour nous : ce qui nous semble être absence de grâce, de réponse aux prières, ou la survenue d’une rude épreuve dans nos vies, ne signifie pas que Dieu se désintéresse de nous. Au contraire, dans ces moments où nous sommes déstabilisés, il vient tout près et cherche à dialoguer avec nous. C’est un fil rouge de ce passage : Dieu cherche à entrer en relation avec Caïn. À trois reprises, Dieu vient lui parler : avant le crime, après le crime, et après la prise de conscience des conséquences du crime. Dans chaque prise de parole, Dieu cherche le bien de Caïn, il cherche à ce qu’il choisisse un chemin de vie, pour lui-même : « À quoi bon te fâcher et être abattu ? » (v. 6). La Nouvelle Bible Segond traduit : « Pourquoi es-tu fâché ? Pourquoi es-tu renfrogné ? » Parle-moi, semble dire Dieu, réfléchis à ce qui se passe en toi. Explique-moi ce qui ne va pas. Pourquoi cette situation provoque-t-elle ta colère ?
Dieu est-il vraiment juste ?
Ce texte montre bien comment le sentiment de jalousie peut nous aveugler et nous donner le sentiment de subir une injustice. Ce sentiment d’injustice, illégitime, ferme notre cœur à l’autre et nous empêche de voir notre propre péché, la racine qui n’est sans doute pas bonne dans notre réaction, et qui révèle quelque chose, qui doit se traiter en profondeur. Caïn ressent de l’irritation, car il a le sentiment que ce qui se passe est injuste à son égard. Le glissement, c’est qu’il revient à lui, alors qu’il était question d’Abel.
C’est une chose qu’on peut expérimenter en tant que parents. Quand on donne une parole valorisante à l’un de nos enfants, l’autre peut nous interpeller : et moi ? La faveur accordée à l’un peut être vécue par l’autre comme une injustice, comme une préférence. Or, l’amour exprimé à un moment donné d’une manière particulière à l’un ne signifie en rien que l’autre est moins aimé. Son tour viendra également.
Derrière la jalousie et le sentiment d’injustice, il y a ainsi quelque chose de notre rapport à Dieu. On attend parfois de lui une égalité parfaite entre tous. Mais cette exigence ne respecte ni l’amour personnalisé qu’il dispense, ni le temps de Dieu. Derrière la réaction de Caïn, il y a quelque part l’insinuation qu’en fait, Dieu ne serait pas si juste. Suspecter Dieu d’injustice décuple la jalousie, et précipite sur la pente glissante de la haine et de la violence. Il y a ainsi un enjeu réel de croire profondément que Dieu est vraiment juste et bon, surtout si une situation semble avoir l’apparence de l’injustice. Ce texte infiniment précieux nous montre qu’au cœur de nos illégitimes sentiments d’injustice, même jusque-là, Dieu veut encore notre bien, qu’il se tient près de nous, et qu’il ne nous exclut pas.
L’interpellation de Dieu montre que Caïn aurait pu agir autrement. Il aurait pu se réjouir pour Abel et se dire que son moment viendrait. Car Dieu est juste et bon. Mais la jalousie, qui est de la famille de la convoitise, a tendance à nous ramener dans l’ici et maintenant : Moi aussi, je veux ça. Elle ronge, elle ne laisse pas la place à la mise en perspective, à un point de vue autre, et à la joie pour l’autre. La jalousie est envahissante et exigeante, et peut nous empêcher de voir encore en l’autre un frère, ouvrant à la haine, à la violence et à la destruction.
Dieu essaie d’extraire Caïn de cet enlisement dévastateur. Il ne lui dit pas quoi faire, comment se comporter. Il ne l’infantilise pas, mais il le met devant ses responsabilités : « Si tu agis comme il faut, tu reprendras le dessus ; sinon, le péché est à ta porte, comme un monstre à l’affût. Ses désirs se portent vers toi, mais toi, domine sur lui. » (v. 7). Il est intéressant de voir que cette dernière phrase a la même construction et le même vocabulaire que ce qui résulte du péché d’Adam et Eve, quand il est dit à Eve : « Ton désir se portera vers ton homme, mais lui dominera sur toi. » Ce verset lie, par un discret intertexte, ce qui arrive à Caïn à l’histoire de ses parents, marquée par la chute. Mais Dieu lui dit : peu importe ton héritage, le péché de tes parents, tu restes responsable de tes actes. Il n’y a rien d’irréversible. Tu es envahi par des émotions puissantes, mais tu as malgré tout l’opportunité d’agir bien. Alors, tu reprendras le dessus.
C’est cela que Dieu semble viser : que Caïn reprenne le dessus, qu’il retrouve sa dignité, sa liberté, et qu’il acquière une autre vision des choses. Ce passage est important, car il fait une distinction entre ce que l’on ressent, nos émotions parfois si envahissantes, et nos actions, fruits de notre volonté. Dieu ne nous résume pas à nos ressentis, qui sont parfois bien peu glorieux. Il nous aide à les comprendre. Comme Caïn, quand nous sommes sur la pente glissante à cause de mauvais sentiments qui naissent en nous, Dieu nous offre la possibilité de nous exprimer, de lui déverser ce qui nous habite, et il nous donne – toujours – la possibilité d’en sortir.
Le mutisme
Malheureusement, Caïn ne répond pas à Dieu. Il se coupe du dialogue, et va vers son frère. Le texte dit littéralement : « Caïn dit à Abel, son frère : … » et puis rien. Caïn ne dit rien, ou rien qui vaille la peine d’être rapporté. Caïn est dans le mutisme, comme souvent dans les relations fraternelles douloureuses… Caïn ne parvient pas à verbaliser, il ne trouve pas le chemin d’une parole vraie. Il n’entre en dialogue ni avec Dieu, ni avec son frère. Il reste enfermé dans le fantasme de son sentiment d’injustice et dans ses projections sur son frère, qui semblent, à ses yeux, mériter toute sa haine. Faute de parler, son agressivité sort en agression. Le rabbin Jonathan Sacks écrit : « Le plus grand antidote à la violence est la conversation, le fait d’énoncer nos craintes, d’écouter les craintes des autres et de découvrir ainsi dans ce partage de nos vulnérabilités, le commencement d’un espoir. »
Sans doute est-ce pour cela que Dieu essaie de rentrer en dialogue avec Caïn. Il essaie de faire émerger la parole vraie. Il essaie de l’aider à mettre des mots. Même quand Caïn a tué, Dieu vient encore vers lui. On pourrait s’attendre à une condamnation ferme et immédiate, mais à nouveau, il ouvre au dialogue : « Où est ton frère, Abel ? » Déni et mensonge de la part de Caïn : « Je n’en sais rien, suis-je le gardien de mon frère ? » (v. 9). Toujours ce silence, et cette parole qui n’est pas juste.
Alors Dieu met les mots indispensables : « Tu te tais, mais le sang de ton frère crie. » Dieu verbalise. Il sort Caïn de son non-dit et le met face à sa responsabilité. Ce texte a pour centre Caïn, et sa jalousie profonde, qui reflète la nôtre. Mais Abel n’est pas oublié pour autant. La Genèse rappelle que les victimes ne sombrent pas dans l’oubli… Dieu entend l’appel à la justice, et nous devons avoir confiance qu’il fera justice. L’injustice monte vers le cœur de Dieu. Elle n’est pas laissée sans suite.
Dieu énonce donc ce que Caïn a fait et les conséquences de ces actes. Dieu ne maudit pas Caïn, contrairement à ce qui est régulièrement affirmé. Il ne dit pas : « Je te maudis, je te chasse. » Il dit : « Tu es maudit […] tu seras errant et vagabond. » (v. 11). C’est dans la bouche de Caïn qu’on lit : « Tu me chasses. » C’est son interprétation, encore teintée de cette image de Dieu déformée, qui l’a poussé à suspecter l’injustice. Ce que Dieu énumère, ce sont les conséquences du mal commis, car la haine de nos frères nous déracine. Mais là encore, Dieu ne veut pas le malheur de Caïn, qui reconnaît le poids écrasant de son péché et le danger de mort qu’il encourt… Peut-être que quelqu’un se serait-il dit qu’il n’y a pas de conséquence à tuer un meurtrier, mais Dieu pose un cadre dissuasif. Il ne veut pas la mort, même du meurtrier. Il veut la repentance et la vie…
Ouvrir une brèche : reprendre le dialogue
Ce texte nous ramène douloureusement à nos propres histoires, à nous-mêmes, à nos relations proches, à nos histoires de fratries. Il nous invite à sonder nos cœurs, à réaffirmer notre foi dans un Dieu juste et bon. Il nous invite à veiller sur nous-mêmes pour déraciner les germes de jalousie. Pour nous ouvrir vraiment à la relation avec celui qui est différent de moi, avec mon frère, qui est aussi aimé de Dieu, pas plus que moi, pas moins que moi, différemment de moi, conformément à l’amour infini et personnalisé du Seigneur.
Admirons comme Dieu vient près de Caïn à toutes les étapes du processus, et cherche toujours à le remettre sur une voie de vie.
Le texte se conclut sur Caïn qui part vivre loin de la présence de Dieu… Dieu qui s’est pourtant approché de lui, encore et encore… On ressent le côté tragique et inachevé de cette histoire, qui appelle sa rédemption. Certains d’entre nous sommes parfois coincés dans des histoires familiales qui attendent aussi leur rédemption… Le récit biblique, qui va jusqu’à la croix où le Christ a rejoint les souffrances d’Abel comme de Caïn, nous montre comment Dieu veut encore et toujours, quel que soit l’état de dégradation de nos relations fraternelles, ouvrir des brèches dans nos histoires, en nous encourageant au dialogue. Il est prêt à nous accompagner pas à pas, tout proche de nous, sur ce chemin de reconstruction.