Bror Jens Berge : une poignée de souvenirs personnels
Mon premier souvenir. Il nous rend visite : galant avec ma mère, à qui il offre une rose, il s’enferme des heures avec mon père.
Viennent les camps de jeunes au « Reyret(1) » : mon père est directeur, lui, aumônier. N’étant que modérément porté sur les travaux de force, il passe ses journées à étudier, mais aussi à aller de l’un à l’autre avec, pour chacun, un beau geste, un bon mot.
Sa passion pour l’Écriture, qu’il a choisi de nous lire dans la traduction de Jérusalem, est communicative.
Il dort peu, souffre de maux de tête terribles, mais jamais ne se plaint. Et reste disponible pour tous.
Il aime la jeunesse : rire avec elle, mais, surtout, lui ouvrir des horizons spirituels nouveaux. Je l’écoute respectueusement.
Je comprends bientôt que mon père et lui se sont adjoint André Loverini pour former le JAG(2). Leurs rencontres fréquentes et interminables sont fécondes. Parce qu’en confiance, ils n’hésitent pas à explorer les idées les plus novatrices. Certains, autour d’eux, les suspectent d’errer, mais je sais, moi, qu’ils n’ont qu’un désir : approcher encore la vérité et rendre gloire au Véritable.
De retour du Canada après deux premières années d’études, j’apprends que Bror Jens m’a choisi pour stagiaire. Je découvre alors la Place Morichar(3) et le bel immeuble qui abrite, au rez-de-chaussée, l’Église baptiste et dans les étages supérieurs, Bror Jens et les siens.
L’endroit est une ruche : la maison ne désemplit jamais. On y croise jour et nuit des enfants – la famille Berge en compte cinq : Lydie, Ruth, Jean-Luc, Claire et David — des hôtes de passage et de jeunes Zaïrois — Philippe, Daniel, Georges et les autres… Surtout, on y admire Lucie, la maîtresse de maison ; souvent dépassée parce qu’esseulée, mais toujours digne, incroyablement digne.
Au sous-sol se trouve la bibliothèque. J’aime à m'y perdre. Des milliers d’ouvrages sur tous les sujets. Et, bien en vue, une belle collection de Bonhœffer. Mon maître de stage est un autodidacte dont l’insatiable curiosité m’émerveille ; il restera pour moi un modèle.
Bror Jens me dit devoir se rendre à Paris et me demande de l’accompagner. C’est ainsi que je découvre l’Église de Paris-Centre à laquelle il consacre chaque mois une semaine et que j’aurai bientôt l’honneur et le bonheur de servir moi-même pendant quarante-trois ans.
Tandis qu’au terme de mes études de théologie, je m’apprête à rentrer définitivement en France, je reçois un courrier de Paris : sur une suggestion de Bror Jens et mon père, le Conseil de la Rue de Sèvres m’invite à le rejoindre pour une période d’une année probatoire et plus, si affinité. J’accepte.
J’ai vingt-deux ans et débute dans le ministère. Bror Jens est mon mentor. Un mentor exigeant, sévère, mais toujours disponible et attentif.
Fin connaisseur des fidèles qu’il accompagne et instruit, il me livre un portrait précis de chacun. J’admire le souci pastoral qu’il a de l’assemblée.
Lors d’un entretien, il me fait part de ses ambitions pour moi et m’indique la voie qu’il souhaiterait me voir suivre. Je sais qu’il me surestime, mais sa générosité me touche. Bror Jens est un visionnaire.
C’est aussi un évangéliste. Je me rappelle ses conférences, à Bruxelles, à Mons, à Paris. Toujours le même sujet, la croix comme prix de la grâce, et toujours la même méthode, des mots simples pour nous rapprocher du mystère.
Je me souviens aussi des études bibliques que lui avaient demandées Sœur Françoise Vandermeersch, la « religieuse émancipée », et quelques adeptes à une époque où les catholiques romains revenaient affamés à l’Écriture : un festin pour l’esprit.
Les années ont passé, le maître a pris un peu de recul, mais continue de veiller sur moi. Un jour, il m’offre une Bible de Jérusalem, un autre, m’invite au Pizza Pino du Quartier latin où il possède son rond de serviette pour deviser joyeusement avec moi, un autre encore, me dédicace une Harmonie du livre de l’Apocalypse que je conserve depuis soigneusement.
Et puis, il y a ces conventions, conférences, comités et autres rencontres auxquels nous participons. Bror Jens n’est jamais loin ; je sais qu’il brûle d’engager la conversation ; je regrette aujourd’hui de ne pas avoir su le combler comme il le méritait.
Enfin, il y a ce soir à l’hôpital cantonal de Berne… Bror Jens est gravement malade. Je lui rends visite et découvre un homme à l’esprit inquiet. Le spectre de la mort le hante. Au terme de notre entretien, il saisit le Nouveau Testament qui reposait au côté de son lit, l’ouvre et me dit qu’il n’a d’autre lieu où retourner pour retrouver un peu de sa paix perdue. Je note alors qu’il s’agit d’une traduction en norvégien, la langue de sa mère…
Je ne le reverrai plus ici-bas.
(1) En Haute-Savoie, juste au-dessus de Bonneville.
(2) Jens, André, Guy.
(3) Quartier de Saint-Gilles à Bruxelles.