Le bébé ou l'homme fort ?
En 2024, près de la moitié des habitants de la planète étaient appelés aux urnes pour choisir leurs gouvernants. Plusieurs de ces élections auront été teintées de débats sans pitié, de slogans destructeurs, de divisions, de haines. Où nous positionner dans cette « agitation parmi les peuples » (Ps 2.1) ? Petit tour par l’Incarnation et le Psaume 2.
Alors que se conclut cette année, nous tournons à nouveau nos yeux vers ce qui pourrait bien être le moment le plus extraordinaire de notre histoire : l’entrée de Dieu lui-même dans notre humanité. Pour qui prend le temps de s’y arrêter, la surprise est toujours renouvelée. Dieu. Lui-même. Dans notre humanité. Le Créateur de l’univers, celui dont dépend toute vie, celui dont nous vient tout don, se fait notre semblable.
La surprise va cependant bien au-delà : non seulement l’Éternel des armées vient habiter parmi nous, mais il se fait, comme l’ont parfois reformulé certains (et pas toujours par erreur !), « l’Éternel désarmé ». Un nourrisson. Fils de famille pauvre. Dans un coin reculé d’un empire méditerranéen. Voilà comment Dieu se présente au monde. N’y aurait-il pas là aussi une manière dont « celui qui siège dans le ciel, le Seigneur, se moque » des plans des nations (Ps 2.1-4) ? À leur orgueil démesuré, Dieu oppose son humilité.
Nul n’obtient un quelconque pouvoir sans que l’Éternel l’ait permis. Par la grâce de Dieu, ce pouvoir peut fréquemment être utilisé pour le bien. Certains « juges de la terre » savent aussi se « laisser instruire » (Ps 2.10). Restons réalistes : les structures humaines sont extrêmement vulnérables à la tentation antichristique qui traverse toute l’humanité. La volonté d’« arracher les liens » (Ps 2.3) que nous impose notre dépendance à Dieu est une constante de notre histoire. À petite comme à grande échelle, nous sommes prompts à faire de nos projets, de nos valeurs, de nos idéologies ou de nos dirigeants, la référence suprême, au détriment du Christ vivant. Et notons bien que cela s’applique également à des projets, valeurs, idéologies ou dirigeants présentés comme « chrétiens ».
Qu’elle soit « de droite » ou « de gauche », nous ne pouvons nous laisser réduire à telle ou telle politique et à ses potentiels excès. Il nous est possible de dialoguer avec le monde politique et de nous y investir. Même en Église, il serait important que nous approfondissions l’art de penser ensemble ces questions. Prendre en compte la diversité de nos préoccupations élargit l’horizon de notre engagement chrétien. Cependant, jamais nous ne devrions croire que nous « serons pleinement à la maison » dans tel ou tel parti ou mouvement. Même un mouvement décrit comme « chrétien » ne fera que promouvoir une version du christianisme avec ses points forts et ses angles morts, et au risque de laisser croire au monde que la foi en Christ se résume à cela !
S’il lui arrive de prendre de l’importance, d’exercer une certaine influence, la foi chrétienne ne peut pas se laisser mettre au service des forts, des riches, des puissants. Si les chrétiens avalisent – voire adoptent – les modes d’action et de pensée sur lesquels certains puissants de ce monde établissent leur pouvoir – mépris des petits, peur, haine, corruption, mensonges, intrigues, manipulation – ce ne sera qu’en laissant leur Seigneur au bord du chemin, accroupi auprès des plus fragiles que leurs politiques auront délaissés.
C’est là qu’il se trouve encore (Mt 25.31-46), comme il était au milieu des bergers au jour de sa naissance. Loin des prétentions des puissants. Loin de nos rêves de grandeur. Saurons-nous marcher à sa suite et nous démarquer du culte viriliste de la force et de l’autoritarisme qui, depuis quelques années, semble connaître un regain d’engouement dans le monde et dans l’Église ? Certes, « ce n’est pas en vain que [le magistrat] porte l’épée » (Rm 13.4), et il est des situations où il lui appartient de s’en servir pour le bien du plus grand nombre. Mais si nous comptons sur la brutalité pour répondre aux maux de ce monde, nous n’apportons rien de nouveau. Rien qui puisse réellement changer la donne.
Nous peinons encore tous et toutes à prendre au sérieux les leçons d’un Noël où les pauvres et les étrangers se rassemblent autour d’un Sauveur venu dans l’humilité. Vulnérabilité. Disponibilité. Attention à l’autre. Écoute. Lenteur. Avouons-le, ces leçons ne sont pas toujours aisées à mettre en pratique lorsque « les rois de la terre se soulèvent » (Ps 2.2) et agitent nos cœurs. Ce ne sont pas les foules en quête d’un homme fort qui s’arrêtent à la crèche. Le Psaume 2 laisse clairement comprendre que la collusion avec les messies politiques de ce monde ne sera pas sans conséquence. « Tu les briseras avec un sceptre de fer, tu les briseras comme le vase d’un potier. » (Ps 2.9).
Dans un contexte marqué par un degré d’insécurité que peu de nos riches démocraties inquiètes connaissent (je ne crois pas que nous ayons à craindre qu’un dirigeant fasse assassiner tous les enfants de notre village comme le fit Hérode à Bethléem), le Seigneur de l’Univers a fait le pari de la vulnérabilité. Quel pied de nez à tous les Césars d’hier et d’aujourd’hui ! Voilà jusqu’où va la grandeur de celui auquel l’Éternel a dit : « Tu es mon fils, je t’ai engendré aujourd’hui. » (Ps 2.7). « Heureux tous ceux qui se confient en lui ! » (Ps 2.12).