La chanson des Nibelungs ou la soif de vengeance ?
À la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, Nelson Mandela et l’archevêque Desmond Tutu ont convaincu les militants du Congrès national africain (ANC) de ne pas verser dans la vengeance. À défaut d’un travail de justice, impossible à mettre en œuvre, des commissions de vérité et de réconciliation ont permis une transition, certes imparfaite, mais relativement tranquille. On ne peut ignorer l’influence de l’Évangile dans la vie de ces deux hommes.
Par contre, à partir de septembre 2013, les populations chrétiennes de la République centrafricaine, excédées par les exactions des milices musulmanes, passaient aux représailles. Le sang appelait le sang.
Vers l’an 1200 de notre ère, un clerc anonyme a rédigé une épopée extraordinaire qui a inspiré Wagner et Tolkien. La soif de vengeance était son thème. Voici, en quelques lignes, le résumé des deux mille trois cent soixante-dix-neuf strophes de sa Chanson des Nibelungs.
Le roi Siegfried de Néerlande* aide Gunther, roi des Burgondes, à conquérir Brunhild, reine d’Islande, dotée d’une force surnaturelle. Siegfried épouse Kriemhild, la sœur de Gunther. Les deux reines se fâchent pour une sotte question de préséance, et, prise d’une jalousie impitoyable, Brunhild incite son homme-lige Hagen à assassiner Siegfried au cours d’une partie de chasse. Pour que Kriemhild n’ait pas les moyens de se venger, Hagen fait jeter dans le Rhin le trésor qu’elle avait hérité de son mari – c’est le fameux « or du Rhin » que Siegfried avait lui- même acquis par traîtrise. À ce moment-là, Kriemhild, veuve et appauvrie, est clairement la victime de l’histoire, et Hagen le méchant.
Quelque temps plus tard, le roi païen Etzel, qui est sans doute Attila le Hun, épouse Kriemhild, qui s’installe loin du royaume des Burgondes, en Hongrie. Les années passent. Et Kriemhild convainc son mari d’inviter Gunther et toute la cour burgonde à de fastueuses réjouissances.
C’est là que la vengeance de Kriemhild va éclater avec une violence inouïe. Aux yeux de l’auteur, de pauvre victime, elle devient un démon. Elle piège dans le château d’Etzel tous ceux qui étaient complices du meurtre de son mari, tous leurs alliés, tous leurs serviteurs. Des hommes droits sont tiraillés entre deux loyautés : obéir aux ordres de leur reine, ou défendre ceux que les lois de l’hospitalité auraient dû protéger. De lourdes épées fracassent boucliers, casques et têtes. Les combats sont épiques, le sang coule à flots. Frères, cousins, amis s’entretuent. Pour finir, Kriemhild est tuée aussi. Environ cinquante mille hommes trouvent la mort.
N’imaginez pas ici un conte moralisateur ! L’auteur se délecte à parler de fêtes flamboyantes, de défis épiques, de ruses, d’objets magiques. La bataille finale se décompose en une multitude de duels homériques. C’est d’une splendeur !
L’auteur nous fait l’honneur d’une bonne histoire, palpitante.
Les personnages ne sont pas unicolores. Siegfried, par son orgueil et son langage imprudent, sème les graines de la discorde. Il est – avant le début de l’histoire – un parjure et un assassin. Hagen, le meurtrier, devient un héros. Kriemhild, la victime, devient un monstre. Etzel, le païen, est plus juste que la plupart des combattants chrétiens.
La clé de tout, le message pas trop subliminal, c’est la dénonciation de la vengeance. A-t-on compris ce message à l’époque médiévale ? Rarement. Et de nos jours ? Pas assez.
La Bible dit clairement : « Ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère de Dieu. » (Rm 12.19). C’est le regard que nous portons sur la justice à venir qui nous permet de quitter le cycle infernal de la vengeance.
Est-ce un accident si les promoteurs de la réconciliation franco-allemande pouvaient s’inspirer du message de l’Évangile ? Et n’est-ce pas tragique que pendant des siècles les peuples européens l’ont ignoré ? ■
(*) sic
La chanson des Nibelungs, traduction, introduction et notes de Jean Amsler, Fayard, 1992.